
« Son triomphe était tempéré par la circonspection ; les plus belles promesses de l’avenir n’étouffaient pas dans son coeur l’appréhension du soc de la destinée, que connaissent les souris des champs et les êtres pensifs, qui ont trop tôt souffert pauvreté et oppression. »
Michael Henchard est un jeune botteleur de vingt ans, cheminant sur les routes du Wessex en compagnie de sa femme et de sa petite fille à la recherche d’un travail saisonnier. Faisant halte dans une foire, il rouspète contre l’injustice de sa vie, et contre l’irrémédiable décision qui l’a conduit à épouser Suzanne, qu’il juge sotte et qui constitue pour lui un frein dans son ascension sociale. La boisson aidant, le ton monte jusqu’au point de non-retour : il vend femme et enfant à un marin de passage. Ayant dessoulé, il est accablé par sa faute ; il fait le voeu de ne plus toucher à l’alcool et se met à leur recherche, en vain. Dix-huit années ont passé, et Henchard a fait fortune dans le commerce de blé à Casterbridge, dont il est également devenu le maire. Rien ne semble se mettre en travers de sa route, il est sur le point de se marier et vient de recruter un régisseur particulièrement doué, un Écossais nommé Farfrae pour lequel il se prend d’affection. Suzanne et sa fille refont alors surface, et un choix cornélien s’offre à lui. Doit-il réparer ses torts auprès de celle qui est demeurée son épouse légitime, ou bien honorer sa promesse d’épouser sa fiancée ?
« Elle avait appris la leçon du renoncement et était aussi habituée à voir chaque jour échouer ses désirs, qu’à voir chaque soir se coucher le soleil. »
Je dois avouer que ce roman ne sera probablement pas l’un de mes préférés de l’auteur. Bien que la plume de Hardy y soit toujours aussi sublime, j’ai eu du mal à m’attacher aux personnages, en particulier Henchard autour duquel toute l’intrigue tourne et qui est loin d’être un personnage sympathique. Les personnages secondaires ont assez peu trouvé grâce à mes yeux également, que ce soit Suzanne, Elizabeth, Farfrae ou Lucetta, puisque leur faiblesse d’esprit m’a souvent agacée. Pourtant, si ce roman n’a pas su me toucher par l’émotion, j’ai tout de même beaucoup aimé cette lecture, que j’ai trouvée extrêmement intelligente, précisément parce que Le Maire de Casterbridge se distingue fondamentalement des autres romans de l’auteur. Bien entendu, Hardy recourt toujours à ses ficelles de prédilection pour renforcer les ressorts dramatiques de son récit : retours inopinés de personnages supposés disparus, morts suspectes, secrets qui refont surface au pire moment imaginable… Ses romans sont en effet d’habitude la quintessence du drame, où l’on se prend de pitié et d’affection pour des personnages qui se débattent contre le malheur et la fatalité. Mais contrairement aux autres personnages de Hardy, tels Tess, Jude ou encore Grace et Giles dans Les Forestiers, Henchard n’est pas une victime des coups du sort, de l’acharnement du destin, d’une concentration d’éléments extérieurs qui l’empêchent de se réaliser pleinement et de parvenir au bonheur.
« Il avait toujours eu le regret de sa faute, mais ses tentatives pour donner à l’amour la place de l’ambition s’étaient montrées aussi vaines que son ambition même. »
Ici, le protagoniste n’est victime que de lui-même et de son caractère. La leçon qui lui est administrée par l’auteur victorien est très claire : tout se paie, un jour ou l’autre. Henchard, depuis la fatale et terrible journée d’ivresse où il vendit sa femme et sa fille, avait cru pouvoir racheter sa conduite en arrêtant la boisson et en trouvant un travail honnête. Peu à peu, il s’était élevé dans la société, jusqu’à devenir le maire respecté et craint de la ville de Casterbridge. L’outrage commis dans sa jeunesse lui avait paru s’éloigner définitivement, jusqu’à la réapparition brutale de sa femme. À partir de cet instant, la vie ne cesse de le placer face à des décisions, et de sa conduite dépendra son sort, et la paix de son existence. Admirablement construit, ce récit est l’illustration du lien intrinsèque entre l’action et ses conséquences. Et comme il ne faut pas oublier que nous sommes chez Thomas Hardy, la chance tourne rarement du bon côté : la mauvaise décision initiale, et toutes celles subséquentes à venir, entrainent peu à peu Henchard sur le chemin d’une impossible rédemption. Le sous-titre original du roman prend alors tout son sens : The Life and Death of a Man of Character. Le romancier victorien dissèque en effet toute la complexité et les nuances de la personnalité de Henchard tout au long du roman, et c’est cette finesse inégalable dans la psychologie de son personnage qui fait de son roman une oeuvre tout à fait à part.
Ma note (4 / 5)
Éditions de l’Archipel, traduit par Philippe Neel, novembre 2019, 451 pages
Celui était un de mes romans préférés pendant jeunesse. Je veut bien le relire. Pour moi le maire de Casterbridge doit être lu avec Tess of the D’Urbervilles car il y a tellement de thèmes en commun être eux. Merci pour ton revu.
C’est drôle j’ai trouvé justement que Le maire de Casterbridge se situait un peu en périphérie des autres romans, parce que le protagoniste n’est victime que de lui-même et de ses décisions, à l’inverse de Tess et des autres. J’aurais tendance à rapprocher Tess d’Urberville de Jude l’obscur plutôt pour ma part !