Ce genre de petites choses – Claire Keegan

Bill Furlong est un marchand de charbon, de tourbe et de bois, et son carnet de commandes est plein en ce froid mois de décembre 1985. Ces derniers temps, il est souvent plongé dans ses pensées, en particulier dans ses souvenirs d’enfance. Sa mère, domestique dans une grande maison, est tombée enceinte à quinze ans et, abandonnée par sa famille, a bénéficié de la générosité de sa patronne qui a pris mère et enfant sous son aile. Il souffre un peu de ne pas savoir qui est son père, mais, malgré les moqueries de ses camarades d’école, il mesure la chance qu’il a eu de grandir ainsi protégé. Car le couvent de la ville est un rappel vivace de ce qu’il advient des filles-mères, et les ragots sur l’établissement vont bon train. On raconte en ville que les bébés sont vendus à l’étranger, et que des filles dont personne ne veut sont exploitées du soir au matin pour des travaux de blanchisserie. Bill n’est pas homme à écouter les commérages, pourtant en y faisant une livraison quelques jours avant Noël, il découvre, cachée dans le dépôt à charbon, une jeune fille terrorisée, pieds nus et famélique. Rappelé à l’ordre par la mère supérieure, il a quitté les lieux décidé à ne plus y penser, et pourtant la culpabilité l’étreint. C’est un homme doux et généreux, sa femme se moque de lui parce que toute sa petite monnaie finit dans d’autres poches que la sienne. Il regarde ses cinq filles écrire leur lettre au père Noël, songe à leur situation financière relativement confortable comparé au désastre que vivent de très nombreuses familles irlandaises à l’époque, et se demande si toutes ces petites choses suffisent, s’il ne peut pas faire mieux de sa vie, lui donner davantage de sens…

« Bientôt il se ressaisit et conclut que rien ne se reproduisait jamais ; à chacun étaient donnés des jours et des occasions qui ne se présenteraient pas une seconde fois. Et n’était-ce pas doux d’être là où l’on était et, par exception, de laisser l’atmosphère vous ramener dans le passé, malgré le bouleversement, au lieu de toujours examiner la mécanique des journées et les difficultés futures, qui n’apparaîtraient peut-être jamais. »

Bien que la romancière rappelle rapidement à la fin de son livre le contexte, qui a par ailleurs énormément influencé la littérature irlandaise, je me permets de rappeler brièvement ce qu’on appelait les « Magdalene laundries », destinés à accueillir ce qu’on considérait comme des « filles perdues », autrement dit des femmes dont la sexualité dérangeait et que l’on jugeait devoir mettre au ban de la société. Cela pouvait concerner des adolescentes tombées enceintes avant le mariage, des mères célibataires, des jeunes filles au comportement simplement jugé provocant, ou encore des prostituées (d’où le nom donné à ces institutions, en référence à Marie-Madeleine). Ces filles étaient donc envoyées, soit par leur famille soit par la société elle-même, dans des couvents dans lesquels elles étaient exploitées, travaillant dans des blanchisseries jusqu’à en perdre la santé, la raison, et bien trop souvent comme on a pu s’en apercevoir dans les années 1990 lors de la découverte de fosses communes anonymes, la mort. Quant à leurs bébés, quand ils ne mouraient pas prématurément, ils étaient mis à l’adoption par des religieuses peu scrupuleuses au profit de familles riches qui n’hésitaient pas à les récompenser généreusement pour leur discrétion. On imagine sans peine les dérives esclavagistes et psychologiques de telles institutions, qui ne firent pourtant vraiment scandale que tardivement, la toute dernière blanchisserie ayant été fermée en 1996.

« Y a-t-il quelque chose que je peux faire pour toi, a Leanbh ? demanda-t-il. Il suffit de me le dire.
Elle regarda par la fenêtre, respira et se mit à pleurer, comme les personnes inaccoutumées à la moindre gentillesse le font quand on leur en témoigne pour la première fois ou de nouveau. »

On comprend ainsi davantage les tourments du protagoniste de ce  court roman qui dénonce l’hypocrisie et la toute-puissance de l’Irlande catholique, ainsi que la complicité de la population voisine de ces institutions religieuses qui était parfaitement au courant de ce qui se déroulait entre ces murs. Le récit prend des airs de conte de Noël, dans lequel ce héros ordinaire, hanté par son passé et ce qu’aurait pu être le destin de sa propre mère, s’interroge sur la définition réelle de la générosité et de l’esprit chrétien. On suit page après page ses interrogations, ses scrupules, ses tergiversations, ses inquiétudes et ses remords, pour enfin parvenir à une décision dans le plus pur esprit des contes de Dickens.

« Était-ce possible de continuer durant toutes les années, les décennies, durant une vie entière, sans avoir une seule fois le courage de s’opposer aux usages établis et pourtant se qualifier de chrétien, et se regarder en face dans le miroir ? »

C’est un joli roman, plein de bons sentiments, et qui traite d’un sujet d’une importance toujours considérable dans la société irlandaise, mais qui m’a paru néanmoins quelque peu dépourvu d’émotion, contrairement à ce que j’attendais de Claire Keegan qui m’avait bouleversée notamment avec Les Trois lumières. Il m’a semblé que ce thème déjà éculé par la littérature irlandaise aurait pu être abordé de manière plus originale, ou du moins avec peut-être davantage de finesse. J’ai trouvé, sur ce même sujet, Une seconde vie de Dermot Bolger bien plus émouvant, plus profond, plus complexe. Une lecture donc un peu mitigée malheureusement…

Ma note 3 out of 5 stars (3 / 5)

Éditions Sabine Wespieser, traduit par Jacqueline Odin, 5 novembre 2020, 120 pages

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