Le Chant de la pluie – Sue Hubbard

Ce roman nous emmène en Irlande, au coeur du Kerry, entre Killarney et Waterville, et dès les premières pages, il ne m’en fallait pas plus pour m’attacher irrémédiablement à cette lecture, rêvant à ces paysages que j’ai tant aimé parcourir et qu’il me tarde de retrouver.

Martha est une femme d’une cinquantaine d’années dont le mari, Brendan, vient brutalement de mourir. Ne sachant trop quoi faire dans cet « après » absurde, lasse d’errer dans les rues de Londres, elle décide de prendre le ferry et se réfugier quelques temps dans le vieux cottage de Brendan dans le Kerry, tout au bout de l’Irlande et de l’Europe, avec une vue plongeante sur les îles Skellig. Un cottage comme il n’en existe plus, alors que les constructions de pavillons à l’identique dénaturent de plus en plus les côtes irlandaises. Brendan s’y réfugiait pour écrire, mais cela faisait des années que Martha n’y avait pas mis les pieds, trop de souffrances y étaient attachées. Pourtant c’est le seul endroit qui lui est venu en tête, mue par le prétexte fallacieux de faire un tri dans de vieux papiers et de mettre la bâtisse en vente, mais avec le dessein en réalité de trouver un moyen d’être à nouveau proche de son mari et de faire le point. Sa vie est marquée par le deuil, elle est seule au monde et il lui faut trouver le moyen de poursuivre dans l’existence.

« Tout semble se dissoudre et lui échapper. Sa vie, sa mémoire et tout ce qu’elle contient. Et avec elle, l’idée qu’elle a d’elle-même. Entre le monde et elle, une faille est en train de s’accroître et elle ne sait pas ce qu’elle pourra faire pour la refermer. »

On aurait pourtant tort de réduire ce roman à l’énième diatribe d’une veuve éplorée et désemparée. Si l’émotion est omniprésente, ce roman réussit le tour de force de n’être pas un tire-larme. Il y est essentiellement question d’une femme perdue, en manque de repères, comme le sont finalement tous les personnages que l’on va croiser dans cette histoire, comme peut l’être aussi, à un moment ou à un autre, chacun d’entre nous. Si les pensées et les souvenirs de Martha sont au coeur du roman, racontés toujours avec beaucoup de pudeur et de sensibilité, ses rencontres vont également rythmer le récit : Eugene, un ami d’enfance de son mari, déterminé à racheter toutes les terres possibles pour construire des hôtels de luxe ; Colm, un jeune homme poète, musicien et un brin révolté ; ou encore Paddy, enchaîné à cette terre et à ses vaches depuis des générations. Il n’y a rien à attendre de ces personnages, puisqu’il n’y a rien de convenu. À travers eux, Sue Hubbard raconte aussi l’Irlande d’aujourd’hui, en pleine crise d’identité. Il y est question de l’impact de l’Europe, du rapport aux Anglais, de l’héritage historique, d’émigration, de pauvreté, de fracture sociale. Pour autant, le roman ne tombe jamais dans l’essai politique ou sociologique. Il ne fait qu’incorporer des personnages profondément humains dans un décor dont l’authenticité a été quelque peu sacrifiée sur le temple de la modernité, et pointer du doigt l’évolution sournoise et inéluctable du pays : le prix à payer lorsque les hommes oublient leur histoire, leur lien avec la terre, et les traditions ancestrales qui paraissent obsolètes mais qui avaient pourtant leurs raisons d’être, pour peu qu’on prenne le temps de se les rappeler.

« L’Irlande a toujours été pleine de familles dysfonctionnelles, de vies tristes et sans amour, de maladie, de vieillesse, de religion opprimante et de pluie. Le chant de la pluie est notre hymne national, nos passe-temps sont l’ennui et la boisson. L’une tient l’autre à distance. »

C’est donc bel et bien un roman sur le deuil : le deuil d’un être cher, le deuil d’une vie rêvée et détachée des contraintes familiales ou économiques, le deuil enfin d’une certaine vision de l’Irlande. Un roman intelligent, qui aborde des questions plurielles et denses sans jamais véritablement se prononcer, esquivant tous les clichés avec habileté. À l’image de ces moines vivant reclus au VIe siècle sur les îles Skellig, battues par le vent, la pluie, dominées par la mer et les privations, l’Homme n’a-t-il pas besoin, le temps d’une vie ou d’un instant, de retrouver la sensation brute d’isolement, de simplicité et de perte, pour parvenir à l’acceptation ?

Ma note 4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

 

 

 

Éditions Mercure de France, traduit par Antoine Bargel, 12 mars 2020, 288 pages

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