
« Le vent dans les arbres, le spectacle du flux et du reflux des marées atlantiques sur les plages de Lahinch ou du Kerry, le crissement du sable sous les pas, la pierre froide qu’on étreint pour sauter les murs, la pluie qui cingle les joues et, glacée, coupe la peau en lanières comme le feraient de longues lames de rasoir, s’accordaient mieux, alors, à l’envie tellurique que j’éprouvais de me fondre dans cette terre qui me portait et attendait mon retour après m’avoir inventé il y a quelques millions d’années. »
Je ne m’explique pas avoir tant attendu pour lire ce roman, Grand prix de l’Académie française en 1973, et qui se trouve dans ma bibliothèque depuis près de quinze ans. Pourtant le style mélancolique de Michel Déon et son amour passionné pour l’Irlande auraient dû suffire à me décider. Sans surprise, Un Taxi mauve vient rejoindre mon petit panthéon personnel, et j’ai refermé ces pages avec la conviction d’avoir tenu entre les mains un immense roman.
« Les couleurs de la vie s’effaçaient. J’avançais dans une pénombre grisâtre qui étranglait les voix, séchait les pleurs. »
Dans ce récit, l’Irlande est la terre d’accueil de toutes les âmes perdues. On y est accueilli tant qu’on accepte les verres de stout, on est invité aux mariages tant qu’on participe aux danses, on trouve sa place parmi la bruyère tant qu’on respecte le silence et les histoires sifflées par le vent. Le narrateur, français, la cinquantaine, a décidé de s’y reclure pour des raisons qui se dévoileront petit à petit. Il cherche la solitude et l’isolement, a tout abandonné à Paris pour être logé chez une vieille Irlandaise, fervente catholique, affable mais avide de commérages. Dans son refuge dans le comté de Clare, aux portes du Connemara, il passe ses journées en compagnie de son chien, à la chasse ou dans de longues promenades qui donnent envie de prendre le prochain avion pour Dublin.
« En découvrant au fond des campagnes dans les pubs de Galway, d’Athlone, de Limerick où nous nous arrêtions pour reprendre souffle, cet éventail de caractères absurdes, magnifiques, irrésistibles d’humour et de drôlerie, propres au peuple irlandais, j’explorais un microcosme qui me redonnait le goût de l’espace et de l’existence. »
La solitude ne durera pas, et très vite les hasards de la vie le transformeront en un observateur perspicace et poétique des petits drames qui l’entourent. Il rencontrera d’abord Jerry Keane, un jeune homme exilé des États-Unis après ses expériences dramatiques avec l’opium, par des parents richissimes, persuadés qu’un petit séjour dans le cottage désolé du mythique arrière grand-père lui mettront un peu de plomb dans la cervelle. Jerry deviendra un ami aussi fidèle que le permet une telle retraite sur ces terres isolées et chaleureuses dans le même temps. Mais surtout, ensemble, ils vont faire la rencontre de Taubelmann, un homme gigantesque, grossier et mythomane, qui les répugne autant qu’il les fascine. Et l’une des principales raisons de cette fascination n’est nulle autre que la fille de cet individu : Anne. Une jeune fille éthérée, énigmatique, sensuelle, et muette jusqu’à un accident de cheval dont nos héros la sauveront. Les questions se multiplient face à ce couple père-fille improbable. Bien entendu, le charme d’Anne opérera sur le narrateur, mais il y aura aussi Sharon, la soeur de Jerry, une princesse aux yeux myopes envoûtants. La liste des personnages traversant cette histoire ne s’arrête pas là, mais en voici les principaux, auxquels on peut ajouter un étonnant taxi mauve, ou plutôt son conducteur, traversant la lande à toute allure.
« La paix dont j’avais rêvé un moment de m’entourer craquait de toutes parts. L’ennemi entrait, envahissait le calme jardin où je cultivais ces fleurs précieuses qui ont un nom : renoncement, détachement. »
Les personnages paraissent tous insolites au premier abord, et pourtant rien que de très banal chez ces hommes et ces femmes dont les questionnements et les errements émeuvent profondément. Tout est merveilleux dans ce roman : la plume indescriptible de Michel Déon qui rappelle à quelle point la langue française peut être belle ; la galerie de portraits saisissants ; la lente dissipation du mystère entourant ces êtres échoués en terre d’Irlande ; les réflexions poignantes du narrateur sur le sens de l’existence et le réveil de l’espoir ; les descriptions enfin de la nature environnante, qui sont à couper le souffle.
« À l’entour, un paysage de collines rousses, de futaies blêmes et de prairies vertes en damier, immuable sous la pluie comme dans le soleil, symphonie sans mélancolie que les frissons de vent argentaient. »
Ma note (5 / 5)
Éditions Folio, 2 février 1978, 448 pages
Je découvre votre remarquable critique du « Taxi Mauve » en même temps que votre blog, parce que je consacre peu de temps au net, privilégiant… la lecture. On a pas mal médit sur Michel Déon, son passé politique, ses idées et , pourtant, sans lui, je ne serais jamais devenu… lecteur. De par mes origines, de par le peu d’intérêt des lectures obligées scolaires, je lisais très peu , quand, au début des années ’70 , j’ai ouvert ce livre et ce fut le choc: je l’ai relu un nombre incalculable de fois . Bien sûr, j’ai varié ensuite les plaisirs : Paul Auster, Patrick Modiano , Jean-Paul Kauffmann , des polars aussi… Mais j’ai continué à lire Déon avec quelques déceptions et d’autres moments délicieux : « Tout l’amour du monde », « Je vous écris d’Italie » etc… Pardon d’avoir été si long , d’autant que je ne saurais égaler la qualité de votre ressenti de ce livre à l’image de votre choix de la phrase en exergue , et cette « sensation tellurique » qui me donne des frissons dans le dos rien qu’à son évocation.
Bien à vous.
Michel.