
Ce roman est une sacrée pépite. C’est le récit d’une vie, un homme qui se souvient des personnes qu’il a aimées, c’est si simple et pourtant absolument bouleversant.
« Je suis ici pour me souvenir – de ce que j’ai été et de ce que je ne serai plus. »
Maurice Hannigan est un vieux fermier irlandais, qui n’a jamais quitté le comté de Meath. Toute sa vie s’est déroulée dans ces paysages verts, près de cette terre qu’il a tant chérie, comme son père avant lui. Deux ans après le décès de sa femme Sadie, il s’installe au bar du Rainsford House Hotel. Il est seul, comme toujours, et comme toujours, cette solitude l’accable. Dans cet endroit qui a conditionné sa vie entière, il se souvient et, s’adressant par la pensée à son fils Kevin, expatrié aux États-Unis, il décide de porter cinq toasts.
Le premier est pour son grand frère, Tony. Le meilleur ami, le protecteur, le complice de tous les instants. Maurice vénérait ce frère disparu trop tôt, emporté par la pneumonie. Ses souvenirs d’enfance représentent le point de départ de tout ce qui a suivi. Ses problèmes à l’école en raison d’une dyslexie qu’on ne comprenait pas à l’époque. La perte de son frère qui l’a laissé comme amputé d’une partie de lui-même, et le chagrin incommensurable de sa mère qui ne s’en est jamais remise. La décision de le faire travailler dès l’âge de 10 ans au service de la grande maison du comté, là où habitaient la famille Dillard. On sait combien les relations entre les Irlandais et ces grandes familles anglaises venues s’établir en Irlande au détriment des fermiers locaux ont été tendues. Maurice a connu des années de mauvais traitements et d’humiliations, qu’aucun membre de sa famille n’a jamais pu oublier. Le tournant qu’a pris sa vie est entièrement dû à ces épisodes de jeunesse : son amour pour la terre, la vengeance qu’il a tenté d’obtenir en achetant toujours plus de parcelles, jusqu’à ruiner la famille qu’il haïssait le plus, le complexe d’infériorité qu’il a pu ressentir vis-à-vis de son propre fils devenu un brillant journaliste, ou encore le geste imprudent et naïf d’un enfant qui aura des répercussions sur des générations. Car si les souvenirs de famille sont le fil conducteur du récit, c’est également le cas de l’animosité qu’il entretenait pour les Dillard. Tout a commencé avec une pièce de monnaie en apparence anodine, ramassée par bravade, et dont l’effet papillon fera des ravages sur les destinées des personnages.
« C’est fou, non ? Je t’avais là devant moi, mon fils vivant qui attendait que je le regarde, et moi je pensais à un fantôme. Mon coeur battait pas tout à fait en cadence. Pas si différent de ma mère, tout compte fait. »
Son second toast est pour Molly, ce bébé mort-né, qui marquera le second deuil dont Maurice ne se remettra jamais. Tout comme Tony, il ne cessera de parler à sa fille, de l’imaginer enfant, adolescente, mère… Il est en permanence accompagné par ses fantômes, s’isolant parfois totalement pour ne pas perdre leur compagnie. Le troisième toast est pour Noreen, la soeur de sa femme, celle qui était « un peu spéciale », en proie à des crises terrifiantes, et pourtant la première à adopter Maurice à bras ouverts dans sa belle-famille. Le quatrième toast est réservé à son fils, pour tenter d’excuser tous ses manquements de père qui cachaient en réalité une immense fierté, mêlée d’une certaine gêne face à ce qu’il ne comprenait pas. Enfin, le dernier toast est pour sa femme, Sadie, l’amour de sa vie. Maurice est infiniment touchant dans sa manière de parler d’elle et de leur vie conjugale. On se rend assez vite compte tout au long du récit qu’il était assez grognon, caractériel, peu démonstratif et attentionné. Submergé par les regrets, il l’est aussi par son deuil, qui lui parait inconcevable.
« J’ai vu sa peau traverser les années, se friper doucement. Je la touchais souvent, toujours amoureux d’elle des pieds à la tête, de chaque ride qui se creusait, de chaque marque qui s’installait. »
C’est une plongée dans une vie simple. Il a réussi, c’est un homme prospère qui a très bien gagné sa vie, et pourtant sans sa femme, rien ne compte plus. En retraçant le cours de son existence, sa vie professionnelle qui prenait tant le dessus passe au second plan au profit de ceux qu’il a aimés et qui ont changé sa vie. C’est un vieux monsieur, bougon, brut de décoffrage, qui tire les leçons de l’amertume et de ses erreurs, des pertes cruelles et des joies intenses, et qui en se penchant sur ses souvenirs convoque l’âme des disparus. Il y a une justesse et une pudeur magnifiques dans ses évocations de l’amour filial et conjugal.
« Je l’écoute pas et nous voilà en train de valser à rebours sur notre vie. Quand les paroles m’échappent, je fredonne « un-deux-trois, un deux-trois » en comptant les pas. Je l’entraîne à travers les hauts et les bas de notre vie et tout ce qu’il y a eu entre les deux. »
Ce premier roman d’Anne Griffin est vraiment une grande réussite, un roman à la construction originale, qui mêle l’émotions des sentiments à l’intrigue du destin de cette fameuse pièce de monnaie… C’est à nouveau une très belle surprise de la littérature irlandaise.
Ma note (4,5 / 5)
Éditions Delcourt, traduit par Claire Desserrey, 3 avril 2019, 272 pages