Cranford – Elizabeth Gaskell

Résumé :

Mesdames, avez-vous vu ? Un gentleman s’est installé avec ses deux filles à Cranford, un certain capitaine Brown. Il aurait clamé haut et fort l’état médiocre de ses finances ! On lui doit cet abominable chemin de fer qui vient de la bourgade voisine. Accompagnez-moi à l’heure du thé : allons lui rendre une visite de courtoisie pour lui montrer comment les choses se passent chez nous, à Cranford.

« Disons, pour commencer, que Cranford est aux mains des Amazones ; au-dessus d’un certain loyer, ses demeures ne sont occupées que par des femmes. Si jamais un couple marié vient s’installer en ville, d’une manière ou d’une autre, le monsieur disparaît ; tantôt il finit par mourir tout simplement de peur, à l’idée d’être le seul homme à fréquenter les soirées de l’endroit ; tantôt il a une bonne raison d’être absent, puisqu’il se trouve qui avec son régiment, qui sur son navire, qui tout à fait accaparé par ses affaires d’un bout à l’autre de la semaine, dans ce haut lieu du commerce qu’est Drumble, la métropole voisine, distante de vingt miles seulement par le chemin de fer. Bref, les messieurs, quel que soit leur sort, sont absents de Cranford. D’ailleurs, que feraient-ils, s’ils vivaient là ? »

Mon avis :

J’aime énormément les romans d’Elizabeth Gaskell, en particulier Nord et Sud qui m’avait envoûtée. Cranford est très différent du reste de son oeuvre, et même plus généralement un roman victorien assez unique en son genre. D’abord, il est rare que les romans de cette époque s’intéressent aussi directement aux femmes, et plus particulièrement aux « vieilles filles », ces dames respectables, ni très riches, ni très pauvres, qui ne se sont jamais mariées, pour toutes sortes de raisons. Dans Cranford il est assez original de voir se dérouler la vie d’une petite bourgade, presque essentiellement composée de femmes, comme un contrepied à la misogynie ambiante (qui à l’époque était d’ailleurs parfois tout autant le fait des hommes que de certaines femmes). Ici, ce sont les hommes qui sont superflus, inutiles, grossiers, indignes de confiance… Certes, ces femmes pâtissent sans doute des conséquences de leur sexe, mais elles survivent très bien sans hommes à leur côté, et si elles sont souvent un peu ridicules dans le roman, il faut leur reconnaître leur incontestable indépendance et leur force d’esprit, consolidée encore davantage par la solidarité féminine à toute épreuve qui s’est instaurée, malgré les petites rivalités triviales, entre ces dames.

« Miss Jenkins portait une cravate en dentelle, un petit bonnet pointu et présentait, dans l’ensemble, l’aspect d’une maîtresse femme, bien qu’elle eût certainement méprisé l’idée moderne qui voudrait faire de la femme l’égale de l’homme. Son égale, vraiment ! Elle savait bien, elle, que la femme était supérieure. »

Mais si Cranford est unique, c’est aussi en raison de son ton. C’est extrêmement drôle, avec un humour piquant, caustique, ironique, et tellement lié aux standards de l’époque que c’en est irrésistible. Tout tourne surtout autour des deux soeurs Jenkins, Miss Matilda et Miss Deborah, ainsi que de leur petit groupe d’amies. Et la narratrice de retranscrire fidèlement les cancans, les petites médisances, les débats complexes et délicieusement ridicules sur les convenances (comment s’adresse-t-on à une lady ? peut-on ajouter deux sucres à son thé ? ce gentleman qui utilise une fourchette à deux dents pour les petits pois n’est vraiment pas convenable…!), mais aussi, de manière plus émouvante, les drames intimes, comme le départ brusque du mauvais fils, Peter, ou l’histoire d’amour gâchée de Miss Matilda, une occasion ratée bien triste, ou encore sa ruine brutale en raison de mauvais investissements. De ridicules, ces dames deviennent de plus en plus touchantes dans leur solitude et le désarroi qu’elles laissent parfois échapper.

« Avant cette soirée, je ne m’étais jamais douté qu’il était si triste de lire d’anciennes lettres et j’aurais été bien embarrassée de dire pourquoi. Car ces lettres débordaient de bonheur -du moins celles qui remontaient le plus loin dans le temps. On y trouvait un sentiment très vif, très intense du moment présent, qui paraissait si puissant, si épanoui qu’on avait l’impression qu’il ne pourrait jamais s’éteindre, que les coeurs chaleureux et vivants qui s’exprimaient ainsi ne pourraient jamais mourir et disparaître pour toujours de la terre ensoleillée. »

Dernière, et non des moindres, originalité, Cranford est en réalité une suite de petites scènettes de la vie quotidienne. Des tranches de vie retranscrites par une jeune narratrice qui paraît tellement insignifiante qu’on ne connaît ni son nom ni son âge exact. Tout au plus sait-on qu’elle est une proche des soeurs Jenkins, chez qui elle est régulièrement invitée, observant ainsi ce petit milieu d’un oeil à la fois extérieur, mais aussi quelque peu naïf et admirateur, assistant aux petits et grands événements qui bouleverse la société de Cranford : deuils, mariages, ruines… La structure si particulière de ce roman s’explique par le fait qu’il a d’abord été publié en feuilleton dans un magazine (Household Words, édité par Charles Dickens), avant d’être rassemblé en une oeuvre indivisible. J’ai été assez décontenancée au début par le fait qu’il n’y ait aucune intrigue ; c’est si différent des autres romans de l’auteure, qui avaient tous en leur coeur des personnages complexes, se débattant avec les problématiques sociales particulièrement difficiles de l’époque. Néanmoins Cranford possède d’inestimables qualités : ses réflexions sur le genre et cette omniprésence féminine sont déjà remarquables. Mais le roman symbolise aussi de manière très touchante la réconciliation entre une Angleterre victorienne très (trop ?) à cheval sur ses principes et une Angleterre en profonde mutation, notamment en raison de l’industrialisation croissante et d’un changement des modes de vie. Deux Angleterres incarnées par les dames de Cranford et la narratrice, Mary Smith, respectivement. Alors que les vieilles dames font office de figure maternelle pour une jeune fille somme toute assez esseulée et qui trouve réconfort dans cette pittoresque société, Mary Smith elle-même va progressivement à son tour influencer ses amies et leur proposer une nouvelle façon de voir les choses, plus moderne. Ce qui explique sans doute qu’elle ne soit pas nommée avant la toute fin du roman, comme une rétribution méritée pour sa contribution à l’amélioration du quotidien de Miss Mattie.

Voilà de nombreuses raisons de se laisser tenter par cette très jolie lecture et par le grand talent d’Elizabeth Gaskell !

Ma note 4 out of 5 stars (4 / 5)

 

 

 

Éditions Points, traduit par Béatrice Vierne, 11 octobre 2010, 320 pages

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