
« Quelle probabilité y avait-il pour que quatre talents aussi originaux poussent ainsi à l’ombre d’un cimetière, tels des « pommes de terre en train de germer dans une cave », grandissent à la marge d’une Angleterre encore provinciale, dans un lieu hybride où la prose de la révolution industrielle voisinait avec la poésie de la lande sauvage, et finalement soient emportés par le fléau du siècle, cette consomption que l’on n’appelait pas encore tuberculose, laissant derrière eux un sentiment d’inachevé et de tragédie qui a contribué à leur légende ? »
Les Brontë. Que c’est étrange, l’utilisation systématique de ce pluriel. Si les trois soeurs, Charlotte, Emily et Anne, sont aujourd’hui indissociables, c’est surtout la première qui a connu la reconnaissance de son vivant, avec Jane Eyre qui a rencontré dès sa publication un énorme succès. C’est bien plus tard, après le décès de Charlotte, que le public se tournera à nouveau vers Emily et Anne et leur accordera une place méritée. Aujourd’hui, on parle bien plus souvent des soeurs Brontë que de l’une ou l’autre dans son individualité. Et on a par ailleurs également tendance à laisser de côté trop souvent Branwell, le frère maudit sur lesquels toutes les rumeurs ont couru, et qui était pourtant celui sur lequel tous les espoirs étaient fondés, le plus brillant de la famille d’après ceux qui l’ont connu. Si malheureusement ses propres écrits se sont perdus, il a joué un rôle crucial dans l’inspiration littéraire de ses soeurs. Jean-Pierre Ohl revient sur l’histoire de cette famille qui a profondément marqué la littérature anglaise, et apporte quelques explications à la mythologie qui s’est construite autour du nom Brontë. Qu’il est paradoxal de constater que ces trois soeurs, qui désiraient ardemment se protéger et avancer masquées (« to walk invisible »), sont à présent universellement considérées comme faisant partie des plus grandes romancières anglaises, et l’objet d’innombrables travaux plus ou moins rigoureux.
« Comme si, dans cette famille exceptionnelle, vouée corps et âme à la littérature, il n’y avait pas de frontière nette entre la réalité et la fiction… »
On en apprend ainsi davantage sur le patriarche, Patrick Brontë, et la teneur de ses relations avec ses enfants, ainsi que sur la dynamique des rapports fraternels. On sent combien l’isolement, le deuil, mais aussi leur profonde intelligence ont peu à peu construit les écrivains en devenir. Leurs jeux à partir de petits soldats de bois, puis la construction dantesque et foisonnante des royaumes imaginaires de Gondal et Angria, m’ont toujours totalement fascinée. Les personnalités des trois soeurs sont finement analysées, au moyen de leurs lettres et des témoignages de leurs connaissances, révélant leurs profondes différences de caractères. Charlotte occupe fort logiquement une place plus importante, et c’est très intéressant de la voir évoluer au cours des différentes phases de sa vie. La période qui suit le décès de son frère et de ses soeurs, en l’espace de huit mois à peine, est pour moi la plus bouleversante : on la sent non seulement affligée par la perte mais aussi perdue dans son processus littéraire.
« Le paradis d’Emily est un enfer pour Charlotte : le calme devient mortel, le confort se change en linceul. »
Cette biographie ne prétend pas à l’exhaustivité, mais constitue selon moi une très brillante introduction au monde des Brontë, brossant un portrait magnifique et aussi fidèle que possible, s’appuyant sur de nombreuses sources et recherches, et rectifiant certaines contre-vérités qu’on a voulu plaquer sur les trois soeurs au mépris parfois de la réalité des faits. Il faut dire que nous disposons somme toute de peu d’éléments éclairant la vie de la famille, et la principale source d’information est leur correspondance, en particulier celle de Charlotte. C’est notamment la raison pour laquelle on sait davantage de choses sur cette dernière que sur ses soeurs, ou son frère. Sans compter, comme le rappelle Jean-Pierre Ohl, qu’Elizabeth Gaskell s’est chargée, deux ans après la mort de Charlotte, d’écrire une biographie colossale sur sa chère amie, mue par les plus honorables intentions sans doute, mais au prix de petits arrangements avec la vérité. Il revient également sur ce misérabilisme qu’on a attaché à la famille Brontë, comme si elle était poursuivie par une malédiction infernale, pour apporter un peu d’objectivité et de perspective à des destins sur lesquels tout ou presque a été dit.
« Sans ce désir de gloire de Currer Bell, il n’y aurait pas eu de Bell du tout, et l’extraordinaire échafaudage mental commencé le jour où Branwell partagea avec ses soeurs douze petits soldats de bois n’aurait surplombé que le néant. »
J’ai trouvé extrêmement rafraichissant, et passionnant, de lire un ouvrage qui réexpose clairement les différentes hypothèses avancées, les zones d’ombre, et qui ne tente pas de trancher arbitrairement ce qu’on ne pourra jamais savoir avec certitude. C’est par ailleurs merveilleusement écrit, très fluide, et tellement incarné que les passages relatant la mort d’Emily, puis d’Anne, m’ont arraché des larmes. J’ai adoré cette biographie, lue en quelques heures à peine, qui rend magnifiquement justice à trois romancières auxquelles je voue une admiration sans borne.
Ma note (5 / 5)
Éditions Folio, 28 février 2019, 320 pages
Je vais me le procurer , c’est une excellente idée , j’ai hâte. … Merci ( et j’en profiterai pour relire Jane Eyre ) …
Je n’entends que du bien de cette biographie qui m’intrigue (encore plus) maintenant que j’ai lu ta chronique..
Cette biographie me donne très envie! C’est un genre que j’apprécie beaucoup et quand c’est bien écrit, c’est encore mieux!
Je vais bien évidemment me préparer pour la rencontre du 21 septembre et me procurer au plus vite cette biographie. Et au passage: quelle excellente chronique, chère Charlotte!