Patria – Fernando Aramburu

Dans un petit village basque où tout le monde se connait, vivent deux amies inséparables, Miren et Bittori. Elles étaient décidées à devenir nonnes ensemble, avant de finalement tomber amoureuses et se marier, leurs époux devenant à leur tour les meilleurs amis du monde. L’un gagne sa vie modestement et se passionne pour son potager, l’autre a monté une entreprise florissante et se targue d’embaucher les gens du coin. Ils forment une équipe imbattable aux cartes et lors des sorties à vélo. Tous les quatre s’aiment et se retrouvent à chaque occasion, fondent une famille, se réjouissant de voir leurs enfants jouer ensemble. Et puis l’ETA forme une brèche irréparable : le fils de Miren se laisse embrigader dans les rangs de l’organisation terroriste, tandis que le mari de Bittori fera partie des innombrables victimes, assassiné devant chez lui, sur le trottoir. Un conflit fratricide qui sépare cruellement deux amies intimes, l’une qui n’a pas d’autre alternative que d’embrasser à corps perdu la cause de son fils ; l’autre dont le deuil et le chagrin ont rongé chaque particule de sa vie, et qui se rend chaque jour au cimetière pour s’épancher auprès de son amour perdu.

Lorsque l’ETA annonce mettre fin à la lutte armée, Bittori décide de retourner au village, après toutes ces années d’exil forcé. Elle rouvre sa maison, ignore les regards en coin et les manifestations plus ou moins directes d’hostilité. Les commérages circulent vite, et Miren finit par apprendre son retour : mais que veut-elle ? La vengeance ?

« Tu vois, les victimes sont gênantes. On veut nous pousser à coups de balais sous le tapis. Il ne faut pas qu’on nous voie, et si nous disparaissons de la vie publique, et s’ils réussissent à sortir leurs prisonniers de prison, alors ce sera la paix et tout le monde sera content : ici il ne s’est rien passé ! »

Le récit, alternant les époques et les personnages, revient sur les longues années d’amitié, la séparation, les blessures vécues par chacun, et les conséquences sur leurs enfants, cette nouvelle génération qui subit bien plus qu’elle n’accepte. D’un côté Xabier et Nerea, les orphelins de père, qui ont quitté le village et ses menaces depuis longtemps, et qui tentent tant bien que mal de prendre soin de leur mère, sans toujours parvenir à mener une vie en adéquation avec leurs désirs et surtout affranchie du statut de victimes. De l’autre, Arantxa, soeur ainée malmenée dans son couple, et dont le tragique accident la contraindra à s’emmurer de nouveau chez ses parents, Gorka, le petit dernier qui a fui la maison au plus vite, trop différent, trop sensible, et enfin Joxe Mari, tour à tour dépeint comme le fils chéri, l’idiot impressionnable, le terroriste honni, condamné à la réclusion dans une prison andalousienne, confronté à son passé et ses choix.

« Admettons qu’un homme soit un bateau. Un bateau à la coque en acier. Mais les années passent et des lézardes apparaissent. Qui laissent passer l’eau de la nostalgie mâtinée de solitude, l’eau de la conscience de s’être fourvoyé, de ne pouvoir porter remède à l’erreur, et cette eau qui ronge tellement, celle du repentir que l’on éprouve mais qu’on n’exprime pas, par peur, par honte, pour ne pas se fâcher avec les camarades. Ainsi, l’homme, ce bateau plein d’avaries, risque de couler à pic à tout moment. »

Si le récit se nourrit de faits historiques réels, ils ne servent que de support aux méandres de cette poignée d’existences sur le fil qui se débattent aux temps terribles qui ont suivi la fin du franquisme et la montée de l’ETA. De l’amitié à la haine, de la vengeance au pardon, nos personnages nous livrent toutes leurs pensées, toutes leurs souffrances, toutes leurs hésitations, nous offrant un condensé d’humanité poignant. La narration, mélangeant discours direct et indirect, passé et présent, passant d’un personnage à un autre, rend l’histoire incroyablement vivace : le lecteur est aux côtés de chacun d’eux, sentant l’odeur du poisson grillé, de la pluie qui tombe à torrents, du caoutchouc brûlé des autobus incendiés en plein centre ville. Il y a une grande mélancolie dans ce texte qui ne verse jamais dans le pathos, et ne nie aucune douleur. Lorsque s’efface la violence, comment laisser la place au pardon et à l’oubli ? Un roman époustouflant, dense, intelligent et bouleversant.

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

Éditions Actes Sud, traduit par Claude Breton, mars 2018, 624 pages

2 commentaires sur “Patria – Fernando Aramburu

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