
“Va aussi loin que tu peux. Tout là-bas, où on entend le chant des écrevisses.”
Ça veut dire aussi loin que tu peux dans la nature, là où les animaux sont encore sauvages, où ils se comportent comme de vrais animaux.
En Caroline du Nord, Kya, surnommée « la Fille des marais » par les gens de la ville, grandit dans la plus grande solitude. Sa mère fut la première à partir, suivie de ses quatre frères et soeurs, fuyant tous la violence d’un père alcoolique et irascible. Quelques années après, vint le tour de son père, et à dix ans la voilà seule, démunie, se raccrochant désespérément à cette petite cabane qui fut jadis un semblant de foyer. Lorsque les vivres commencent à manquer, elle est contrainte de se débrouiller, et de chercher un appui à l’extérieur. Partout elle est rejetée et humiliée, mais quelques belles âmes se trouveront sur sa route. Il y aura d’abord Jumping, qui acceptera ses moules et ses poissons contre de l’essence et de l’argent, et sa femme Mabel, qui se démènera pour lui trouver des vêtements. Et surtout il y a Tate, un jeune garçon qu’elle aperçoit de temps à autre dans les marais en train de pêcher. Petit à petit il gagne sa confiance, lui apprend à lire et à compter, et lui offre l’amour, changeant sa vie à tout jamais. Mais lorsque Tate part à son tour, l’abandon devient insupportable. Livrée à elle-même, elle continue de grandir, devenant une jeune femme, cherchant à adoucir sa solitude, jusqu’à ce qu’un terrible drame se produise.
« Regardons les choses en face, le plus souvent l’amour ne marche pas. Et pourtant, même quand tout rate, il vous relie aux autres et, au bout du compte, c’est tout ce qui reste, ces liens. »
Delia Owens nous offre une héroïne éblouissante. On ne peut que s’attacher à cette petite fille si courageuse et si sensible à la fois, qui continue à attendre le retour de sa mère, et tente de survivre tant bien que mal dans l’intervalle. Ayant toujours vécu isolée, elle ne comprend pas les réactions de rejet qu’elle suscite ni ne parvient à s’adapter à ce qu’elle n’a jamais connu, préférant le réconfort de la nature, toujours accueillante et regorgeant de merveilles à découvrir. Elle vit dans un marais sablonneux, entouré de plages et de hautes herbes, habité par toutes sortes d’oiseaux qu’elle ne se lasse pas d’admirer, apportant à manger aux goélands, s’émerveillant devant le vol des oies, saluant le passage des hérons. Si pour elle ce lieu a tout du paradis, pour les habitants de la ville ségrégationniste de Barkley Cove, c’est une zone de non-droit, où vivent les racailles et les indigents. Kya est un personnage envoûtant, mystérieux et bouleversant, et pour lequel le lecteur prend aveuglément fait et cause, s’insurgeant contre les préjugés dont elle a fait l’objet. Peintre, poète, c’est aussi une naturaliste dans l’âme, et on se prend de passion avec elle pour toute la faune qui l’entoure, retranscrite merveilleusement dans ces pages, et pour ses réflexions qui rappellent à quel point l’homme s’est éloigné de la nature, sans renoncer aux préceptes biologiques qui le régissent depuis la nuit des temps et qu’il suit avec bien plus de cruauté que les êtres sauvages.
« Un marais n’est pas un marécage. Le marais, c’est un espace de lumière, où l’herbe pousse dans l’eau, et l’eau se déverse dans le ciel. Des ruisseaux paresseux charrient le disque du soleil jusqu’à la mer, et des échassiers s’en envolent avec une grâce inattendue – comme s’ils n’étaient pas faits pour rejoindre les airs – dans le vacarme d’un millier d’oies des neiges. »
Entre enquête policière, récit d’apprentissage et nature writing, le roman suit les pas de Kya, alternant les époques et informant dès les premières pages du drame qui semble devoir sceller l’avenir de l’héroïne. Tout comme Le Prince des marées de Pat Conroy, qui emmenait pour sa part son lecteur en Caroline du Sud, Là où chantent les écrevisses raconte ces familles où la violence règne, les enfances vécues sous la protection d’une nature luxuriante, les blessures originelles qui ne guérissent jamais et façonnent l’adulte en devenir.
Ma note (4,5 / 5)
Éditions Points, traduit par Marc Amfreville, 20 mai 2021, 480 pages
Hâte de lire, il vient de rentrer dans ma PAL 🙂