Tormento – Benito Pérez Galdós

« Cette ville où se promener est une occupation me plaît, moi qui m’étais asséché l’âme et la vie dans un travail semblable aux entreprises des héros et des chevaliers si on leur enlève la poésie et si on leur ajoute l’égoïsme. »

Tormento s’intéresse à la classe moyenne du Madrid de la fin du règle d’Isabel II, entre 1867 et 1868, soit quelques mois avant la Révolution de septembre 1868 et le début du Sexenio Democrático. On y suit les mésaventures d’Amparo, ou Tormento, jeune orpheline sans le sou, qui afin de gagner de quoi subvenir à ses besoins et ceux de sa soeur s’est vue réduite à travailler telle une esclave au service de ses cousins, Rosalía et Francisco Bringas. Ce couple pingre et fort attaché aux apparences, ne vit que pour paraître à la Cour, quitte à vivre dans le noir et à se contenter parfois de maigres repas, terrifié à l’idée de perdre sa maigre fortune. Ils vivent ainsi aux crochets de leur parent, Agustín Caballero, un « indien » revenu de plus de trente ans aux Amériques, où il s’est considérablement enrichi, fait notable qui excuse presque ses manières d’ours, ses silences, et son refus apparent de se marier. Pourtant Agustín est bel et bien tombé amoureux de la douce et timide Amparo. Alors qu’il est sur le point d’arracher la jeune fille à l’indignité et à la pauvreté, un terrible secret vient rattraper Amparo : une passion lointaine avec un prêtre déchu. Amours, trahisons et scandale, tous les ingrédients sont présents pour former un truculent roman qui emprunte beaucoup au théâtre.

« Comme elles sont ennuyeuses ces plaisanteries du hasard ! Ces apparents désaccords de l’horloge éternelle, qui faisaient coïncider parfois les chemins des gens, et d’autres fois non, en contrariant toujours les destins humains soit en notre faveur, soit pour nous causer du tort, sont la partie la plus visible de la grande réalité du temps. »

Comme toujours chez le romancier espagnol, nous voilà plongés dans l’atmosphère du « Madrid galdosiano », ses rues et ses théâtres, ses beaux quartiers et ses bas-fonds, son Paseo de la Castellana dans lequel on paradait en calèche pour se faire voir, son Jardin du Retiro dont les allées ont vu bien des hommes faire leur cour, à une période où « commençait à émerger la capitale moderne de la grosse bourgade primitive ». Mais surtout ce qu’on aime chez Galdós ce sont ses personnages, qui dans ce récit opèrent de fascinants jeux de miroirs. Car si Amparo/Tormento semble s’imposer comme protagoniste en offrant son nom au roman, elle est en réalité loin d’être le personnage le plus complexe et intéressant. Elle est en effet bien faible d’esprit, lâche et surtout, inactive : tout se déroule sans qu’elle ne parvienne à prendre la moindre décision, subissant son sort sans agir. Tout le contraire de Rosalía Bringas, cette matrone terrible qui alterne mots doux et perfidies, prête à toutes les bassesses pour atteindre ses objectifs. Quant aux personnages masculins, il y a d’abord la figure récurrente dans la littérature espagnole du prête amoureux, damné par l’Eglise et la société : Polo, une brute égoïste qui contraste avec Agustín, homme respectable, opulent et quelque peu misanthrope, incarnant ce nouvel intérêt des Espagnols pour les promesses dorées venues des États-Unis.

« Il avait sûrement su très bien lire en elle, mais Dieu avait voulu qu’en tournant les pages de son âmes il n’avait vu que les blanches et pures, et non la noire. »

Galdós manie avec génie l’humour et un certain suspense afin de dénoncer l’hypocrisie de la société madrilène puritaine, capitaliste et machiste. Tandis qu’on se moque des petites mesquineries des Bringas, on craint perpétuellement pour le destin d’Amparo, suspendu à la merci du hasard, ainsi que de la malveillance ou bienveillance de ceux qui l’entourent. Si Tormento ne se hisse pas tout à fait à la hauteur du chef d’oeuvre de Galdós, Fortunata y Jacinta, le rythme du roman est particulièrement réussi, et on se délecte de la plume incisive de l’auteur.

Ce roman fait partie d’une édition récente, qui contient également le roman La de Bringas, qui fait en quelque sorte office de suite. Il est un peu dommage à cet égard de ne pas avoir également inclus El doctor Centeno, le premier tome de ce que Galdós envisageait comme une trilogie, puisque les intrigues se recoupent et les personnages sont majoritairement communs. Si je préfèrerai toujours lire Galdós dans le texte, je me réjouis de voir enfin une traduction de ses oeuvres en français, et j’espère que le grand romancier espagnol fera son chemin dans le coeur des lecteurs de ce côté des Pyrénées !

Ma note 4 out of 5 stars (4 / 5)

Éditions du Cherche-Midi, traduit par Sadi Lakhdari, 7 avril 2022, 366 pages

Un commentaire sur “Tormento – Benito Pérez Galdós

  1. Votre article me donne envie de découvrir ce livre. J’apprécie la littérature étrangère, les « atmosphères » comme cela semble être le cas avec ce roman historique.

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