
« Le salaud, c’est le père qui m’a trahi. »
« Enfant de salaud ». Ces mots cruellement assénés par un grand-père las des secrets de son fils, dont le sens échappe au petit garçon de dix ans, vont néanmoins lui peser sur le coeur, lui laissant seul la charge du fardeau de la honte. Toute son enfance, il a écouté les grandes histoires de son père, violent et imprévisible, qui lui racontait « sa » guerre à coups d’anecdotes toujours plus surprenantes et rocambolesques. En grandissant, devenu journaliste, l’incertitude le torture : qu’a fait exactement son père durant l’Occupation ? A-t-il rejoint les SS ? La milice ? Combattu sur le front russe ? Protégé les dernières heures de Hitler à Berlin ? Qu’y avait-il dans la tête de ce gamin de 22 ans qui voulait se faire un nom, et pourquoi ne s’est-il jamais ouvert à sa femme et son fils ? Avant l’exaltation et les blessures irlandaises, Sorj Chalandon nous présente ici son premier traître : son père.
« Il m’aura fallu des années pour l’apprendre et une vie entière pour en comprendre le sens : pendant la guerre, mon père avait été du « mauvais côté ». »
En mai 1987, le narrateur est chargé de couvrir le procès de Klaus Barbie. Ces journées nous sont retracées avec tant de précision et d’émotion que le lecteur a la sensation poignante de se trouver au sein de la foule, sur les bancs de l’immense salle des pas perdus du Palais de justice de Lyon, écrasé par les silences, les regards, et les voix qui racontent. La lumière est mise sur les victimes, avec simplicité et respect, laissant parfois de côté les effets de manche de Vergès, le sourire méprisant de Barbie, les vociférations des avocats, qui semblent venir dégrader ce qui ne devrait être que recueil d’une parole précieuse.
« La France allait juger l’un de ses bourreaux. Le mettre face à ses victimes. C’était considérable. Et douloureux pour moi. Je me suis demandé si un fils de traître avait le droit de témoigner des voix les plus immenses de notre temps. »
Toute la réussite du roman consiste en avoir mêlé, à nouveau, la petite histoire à la grande. Si Sorj Chalandon n’a découvert le passé de son père qu’en 2020, bien après son décès, il situe dans le roman cette découverte en 1987, en parallèle du procès historique, dans une mise en abyme saisissante. Durant sept semaines, au fur et à mesure que le procès se déroule, le narrateur, ébranlé, mène alors son propre procès personnel, ressentant le besoin d’enfin connaître la vérité sur ce qu’a fait son père durant la guerre, de débroussailler le vrai du faux, de l’obliger à lui parler. Il le fait venir au procès et guette ses réactions, espère un sursaut d’émotion, une brèche qui lui permette d’accéder à une vérité. Ayant appris qu’il avait été emprisonné en 1945 pour indignité nationale, il obtient son dossier aux archives, parcourt l’interrogatoire et les témoignages, retraçant le parcours d’un homme qui semble n’avoir cessé de changer d’uniforme et de cause.
« Tu restais une question et ta guerre était une folie. Elle ne me permettait ni de te comprendre, ni de te pardonner. »
Peu à peu il apparait que l’essentiel n’est finalement pas tant dans les faits : il se serait accommodé de tout, aurait pardonné, l’aurait même défendu s’il l’avait fallu. La réelle grande souffrance, c’est cette relation père-fils bâtie sur la manipulation et les mensonges. Bouleversé par le procès Barbie, entre émotion, colère et mépris, il ne va cesser de chercher à pousser son mythomane de père dans ses retranchements, afin de sauver ce qu’il reste d’eux. Son père est sans doute un traître, et un salaud, mais il l’est avant tout d’avoir trahi son fils, de l’avoir privé de repères, de réponses et de vérité.
Un grand roman, où l’intime tutoie l’universel, cri d’amour magnifique et tragique d’un fils à son père.
Ma note (4,5 / 5)
Éditions Grasset, 18 août 2021, 336 pages
Encore une magnifique critique ! J’ai également adoré ce dernier roman de Chalandon, à la hauteur de mes attentes. On retrouve toute l’émotion, la puissance qu’il parvient à transmettre à travers une écriture accessible et poignante. Je ne suis jamais déçue
Belle critique ! cela me donne envie de le lire surtout que je n’ai encore jamais lu cet auteur 🙂
J’ai adoré celui-là. Je suis tout à fait d’accord avec ton billet.
Et hop, prochaine lecture !