À l’est d’Eden – John Steinbeck

Lorsqu’on se plonge dans ce roman ambitieux, qui ne prétend rien de moins que revisiter la Genèse, on sent que l’on s’engage dans une lecture aussi riche qu’inédite. Les pages défilent à mesure que cette saga familiale se déploie : le récit se fait dense de personnages à l’humanité imparfaite, et la noirceur côtoie la beauté.

« Nous n’avons qu’une histoire. Tous les romans, tous les poèmes, sont bâtis sur la lutte incessante que se livrent en nous-même le bien et le mal. Le mal doit être constamment ressuscité, alors que le bien, alors que la vertu sont immortels. Le vice offre toujours un visage frais et jeune, alors que la vertu est plus vénérable que tout au monde. »

La trame narrative est entièrement élaborée autour de la dualité entre Bien et Mal, incarnés plus particulièrement par deux frères, génération après génération, tels Caïn et Abel revivant sans cesse leur lutte fraternelle à travers l’Histoire. Il y aura d’abord Adam et Charles, montés l’un contre l’autre par un père cruel et tyrannique, puis Caleb et Aron, des jumeaux aussi dissemblables que possibles, qui rejoueront la tragédie de leurs pères. Le roman est parsemé de références et de prénoms bibliques, de l’impact du Péché originel jusqu’à l’importance du libre arbitre, mais aussi de réflexions philosophiques, humanistes, spirituelles, ayant notamment beaucoup trait à la morale (on n’oublie pas qu’il s’agit d’un roman américain…).

« Lorsqu’un homme découvre le bien ou le mal dans ses enfants, il ne voit que ce qu’il a semé chez eux depuis le jour où ils ont quitté le ventre de leur mère. »

Il s’agit d’une fresque impressionnante, habitée par des personnages complexes et de ce fait passionnants, à l’exception peut-être d’Adam qui agace par son manque de caractère, de discernement, et d’intelligence. Tous sont la proie des faiblesses qui rongent le coeur des hommes, et s’organisent autour de la dualité initiale : vice et vertu, vengeance et pardon, violence et apaisement, jalousie et désintéressement… Il y a les personnages les plus sombres, qui ne sont jamais totalement manichéens et offrent au lecteur l’enchevêtrement tortueux des méandres de leur âme. Il y a à l’extrême opposé les bons, les justes, tels Samuel et Lee, ces personnages charismatiques, porteurs d’espoir et de rédemption. Et entre les deux, il y a ceux qui tentent de tracer leur route dans ce monde compliqué, gangrené par le péché et l’angoisse. J’ai eu un attachement particulier à cet égard pour Caleb et ses questionnements. En revanche j’ai un peu regretté que la famille Hamilton n’occupe pas davantage de place dans le récit : chacun de ses membres, des parents jusqu’aux enfants, m’ont énormément touchée et j’ai trouvé dommage qu’ils s’effacent peu à peu, même si le dessein du roman était à l’évidence bien davantage le parallèle entre les deux duos fraternels. Il y a beaucoup d’intelligence, de subtilité, et de connaissance intime de l’âme humaine dans ce roman, et on sent que l’on touche du doigt les questions essentielles de l’humanité. 

« Une noire violence menace cette vallée. Je ne sais pas. Je ne sais pas. C’est comme si un fantôme issu de l’océan mort qui dort sous nos pieds venait hanter la vallée et troubler notre air avec le malheur. C’est une ombre secrète comme un chagrin caché. Je ne sais pas ce qu’elle est, mais je la vois et je la sens chez les gens d’ici. »

Dans ce roman aux proportions mythiques, John Steinbeck raconte l’histoire de sa famille, de la vallée de la Salinas, mais aussi un bout d’histoire américaine dans cette ère de grands chambardements, entre révolutions industrielles et guerres. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il s’agit d’un coup de coeur, j’ai l’impression d’avoir jugé ce livre assez froidement, avec une certaine distance, en reconnaissant son immense qualité littéraire mais sans que sa lecture ait eu un écho profond. Je me suis sentie assez extérieure au récit, sans grande empathie pour les personnages (à quelques exceptions près) et j’ai constaté depuis longtemps que mon enthousiasme littéraire est systématiquement corrélé à l’émotion qu’un livre suscite chez moi. Or dans le cas d’À l’est d’Eden, même si j’ai eu la sensation d’avoir un grand livre entre les mains, il m’a manqué le grand bouleversement, celui qui fait qu’un roman me touche en plein coeur. Avec ces quelques nuances, je suis très heureuse d’avoir enfin lu ce classique, et je comprends sans peine pourquoi il se classe parmi les monuments littéraires américains. 

Ma note 4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

Éditions Livre de Poche, traduit par Jean-Claude Bonnardot, 25 juin 1974, 640 pages

2 commentaires sur “À l’est d’Eden – John Steinbeck

  1. C’est en effet un monument de la littérature que j’ai dans ma bibliothèque (en deux exemplaires) depuis de quelques années mais j’ai toujours un peu peur de m’y frotter. J’ai pourtant bien envie de découvrir ce livre mythique qui narre un bout de l’histoire américaine…

    1. Franchement ça se lit très bien, c’est fluide et agréable, ne te laisse pas impressionner par l’épaisseur !

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