
Je ne sais pas trop à quoi je m’attendais en ouvrant le dernier roman de John Boyne. Je fais une confiance aveugle à cet écrivain qui m’enchante à chaque roman, et je n’avais pas envie de lire la quatrième de couverture, qui généralement en dit trop et biaise la lecture. En tout cas, je ne m’attendais pas à être aussi ébranlée.
« Dans quel monde vivons-nous, et quelles blessures infligeons-nous aux enfants… »
L’auteur revient pourtant sur des thèmes déjà abordés, notamment dans Les fureurs invisibles du coeur et porte ici à nouveau une charge contre l’Eglise catholique et ses culpabilités. Il rappelle le poids écrasant de l’Église dans un pays aussi marquée par la religion que l’Irlande, dans lequel on s’empresse de juger son voisin sur son assiduité à l’office, et qui a laissé se déverser dans la société la haine de tout ce qui était considéré comme une déviance, en particulier sexuelle : les femmes en ont incroyablement souffert, ainsi que les homosexuels comme le rappelait l’auteur dans le roman précédemment cité. Mais ici ce sont les enfants les principales victimes, proies faciles et innocentes face à des prêtres à l’aura toute puissante. Et entre ces pages, se déploie la politique de dissimulation systématique des abus sexuels pratiquée par l’Église catholique, de l’Irlande jusqu’au Vatican. Inutile de dire à ce stade que cela suffit à en faire un roman parfois très difficile à lire, bouleversant et révoltant, d’autant plus intime que l’on ressent à quel point John Boyne a dû puiser dans son histoire personnelle pour nous le livrer.
« Si je ne peux voir le bien chez chacun et espérer que la souffrance que nous partageons tous cessera un jour, alors quel genre de prêtre suis-je ? Quel genre d’homme ? »
Le choix d’un prêtre comme narrateur n’est bien entendu pas anodin, il représente celui qui a laissé faire, qui n’a pas vu ou pas voulu voir, mais aussi ces prêtres honnêtes et dévoués à leurs fidèles dont la réputation et l’honneur ont été à jamais ternis par les scandales pédophiles. Odran Yates fait partie de ces prêtres, les coupables par association. Sa vocation lorsqu’il était jeune homme a été quelque peu forcée par sa mère à la suite d’une tragédie familiale, et il s’est engagé dans cette voie bon gré mal gré, passant chaque étape avec succès, remplissant son rôle consciencieusement mais sans trop en faire non plus, sans ambition ni velléité d’ascension dans la hiérarchie ecclésiastique, et sans que cela demande trop de contacts avec les fidèles, préférant de loin faire office de bibliothécaire dans une école catholique qu’administrer une paroisse. Son histoire nous est racontée de manière totalement anarchique, le récit faisant des bonds dans la chronologie jusqu’à ce que tout finisse par s’assembler pour faire sens. La proximité induite avec lui par le récit nous plonge au coeur de ses réflexions, de ses incompréhensions sur ce qui se joue autour de lui. Il faisait partie d’une caste admirée, vénérée puis finalement méprisée et conspuée lorsque la vérité éclate au début des années 2000 et que la justice commence à rattraper ses collègues et amis.
« Et pourtant, et pourtant… il y avait tellement de contradictions qui fourmillaient dans ma tête. Tellement de soupçons. Des événements pendant ces années, des choses que j’avais remarquées et ignorées, mais qui me hantaient, encore aujourd’hui. Avais-je une part de responsabilité là-dedans ? »
Le moins que l’on puisse dire c’est que John Boyne est un portraitiste hors pair. Nous sommes tour à tour pris de pitié pour cet homme hanté par ses propres traumatismes, et d’agacement face à son aveuglement. En cheminant aux côtés d’Odran petit garçon, puis adolescent, jeune séminariste intimidé mais obéissant, et enfin prêtre solitaire, cherchant à garder le lien avec la seule famille qu’il lui reste, sa soeur et ses neveux, ainsi qu’avec l’un des seuls véritables amis qu’il considère avoir, tout en recherchant absolument la paix, la discrétion ; on mesure la complexité des tourments de cet homme qui parait si apathique face aux drames qui se déroulent quasiment sous ses yeux. Une vie de solitude et de regrets.
Le récit avance pas à pas, à mesure que le voile se lève. J’ai terminé ma lecture le coeur en miettes face à tant de vies ruinées. Un roman sombre, dur, triste, merveilleusement écrit, et qui aborde sans détours un pan tragique de l’Irlande catholique.
Ma note (4,5 / 5)
Éditions JC Lattès traduit par Sophie Aslanides, 7 avril 2021, 380 pages