Déneiger le ciel – André Bucher

« Le ciel courbaturé de la veille, peu à peu épuré, comptait ses bleus. Un marchand de couleurs vindicatif arrachant des lambeaux de brouillard, de la peau morte. Enfin, il s’échappait, jaillissait des montagnes, déployant, ton sur ton, un camaïeu de lapis-lazuli, bleuets célestes et myosotis. David eut le sentiment du devoir accompli. Il avait, l’espace d’un songe, au hasard d’une nuit, tenté de le déneiger. »

David a soixante ans et il vit seul dans sa maison au coeur de la montagne. Nous sommes le 23 décembre, et pour la première fois depuis des années, il a décidé de ne pas déneiger la commune. Son tracteur est cassé, les températures ne cessent de dégringoler, le vent s’est levé et a apporté avec lui la neige qui tombe à grands flocons. Il rentre son bois, se prépare pour une soirée tranquille, sans se douter de la longue nuit qui s’apprête à s’étirer devant lui. Il reçoit le coup de téléphone de l’un de ses amis, Pierre, paniqué par la vague de neige qui s’est abattue autour de sa chaumière isolée sur les hauteurs ; puis celui d’Antoine, celui qu’il nomme son « fils de rechange », qui s’est retrouvé coincé sur la route quelques kilomètres plus loin. David n’hésite pas longtemps, il s’emmitoufle dans son manteau, emporte sa gnôle et de quoi casser la croûte sur le chemin, puis il sort dans le froid et la nuit.

« Marcher seul la nuit, la vie devant soi, fait que chaque pas ressemble à un mot qu’on prononce. Comme se rendre sur le pas de porte d’une nouvelle histoire, attendre que quelqu’un vous reconnaisse, vous prie d’entrer. »

Il progresse pas à pas dans la neige, marche sans se presser mais avec régularité pour ne pas s’épuiser. Afin de ne pas se focaliser sur le froid pénétrant, David se laisse aller à ses souvenirs. Sa femme, Mireille, disparue tragiquement il y a quelques années et dont l’absence est encore une douleur vivace. Sa fille, qui vient de lui annoncer son divorce, le plongeant dans l’inquiétude pour ses petits-enfants. Muriel, une amie et voisine avec qui il a une aventure compliquée, chacun d’eux enchainé dans ses propres souffrances et ne réussissant pas à se laisser aimer de l’autre. David avance, la nuit s’épaissit et le froid l’engourdit, jusqu’à ce que finalement nous ne sachions plus quelle est la part de réalité dans ses pensées. Il croit apercevoir une jeune fille disparue dans les eaux de la rivière tourbillonnante, puis le fantôme de sa femme qui lui murmure à l’oreille, l’exhortant à faire attention. Hallucination, rêve éveillé, le lecteur chemine aux côtés de David, happé par le flot de ses pensées et par cette nature splendide et toute-puissante qui se déroule sous ses pas.

« Les idées noires se lamentent, c’est comme un poème. Des images qui se poursuivent. Nuit sans lune. Flocons, papillons d’un jour. Ancolies et pivoines fanées. Une tristesse sans fond. »

André Bucher est ce qu’on appelle un écrivain-paysan, et une figure du nature writing en France. Avec une poésie incomparable, il conte l’écoulement du temps et des saisons, l’enracinement aux lieux d’une vie, la magnificence de la nature et de ses lois, mais aussi l’amour, l’amitié, l’émotion à fleur de peau. Que je suis heureuse d’avoir découvert cet auteur avec ce petit roman qui renferme en une centaine de pages à peine un véritable bijou d’humanité et de tendresse. La plume est frappante de beauté et de précision, donnant une touche onirique aux pérégrinations d’une nuit de cet homme solitaire qui défend sa place au coeur de la montagne impitoyable.

Ma note 4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

Éditions Sabine Wespieser, novembre 2015, 160 pages

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