
« On gratte sa plume comme on « gratte un cheval », avec patience, obstination, en mettant son coeur sur la table. Mais y a-t-il une leçon dans ces pages vécues, une leçon qu’il puisse lire alors que je m’adresse à lui sans le secours des mots ? Le cheval est le sujet que je mets devant le verbe pour agir à ma place. Au crépuscule de ma vie, je ne veux toujours pas renoncer à mes rêves, et il est encore là pour les exaucer. »
Bartabas, héros de mon enfance et de mes premières chevauchées, écuyer de génie, artiste intemporel à l’origine de spectacles plus grandioses les uns que les autres, et d’un film iconique, Mazeppa, frappe fort à nouveau. Cette fois il laisse toute sa place aux mots, délie ses émotions sous une plume d’une grande finesse, offrant un véritable monument aux morts, une ode éternelle à sa caravane de chevaux.
« J’ai vu parfois, dans le regard du cheval, la beauté inhumaine du monde avant le passage des hommes. »
Je connaissais déjà l’immense poésie qui se cachait derrière Chimère, Eclipse, Triptyk, Battuta et tant d’autres, la puissance de cette communion avec le cheval qui venait révéler la joie, la mort, la folie, l’indicible. Je découvre avec émotion dans D’un cheval l’autre un Bartabas qui se livre avec pudeur et raconte une épopée, un théâtre, une vie grâce aux chevaux qui, les uns après les autres, l’ont construit. Quixote, Félix, Horizonte, Le Caravage… ces fiers équidés que j’ai appris à connaître au gré des spectacles, que je guettais lorsque, dans cette lente procession de spectateurs recueillis, je m’avançais dans la galerie qui surplombe les écuries au fort d’Aubervilliers. Tous ont marqué cet homme solitaire, plus à l’aise en leur compagnie qu’au milieu des hommes, et qui à chaque rencontre, décelait chez le cheval une particularité, une voix, l’inspiration qui allait guider son prochain spectacle. Les plus belles pages sont bien sûr consacrées à Zingaro, ce frison d’ébène légendaire indissociable de son compagnon de route, tout simplement inoubliable.
« Zingaro n’est plus.
La cloche peut toujours sonner,
je ne rentrerai pas dans la maison des morts ».
Que l’on soit cavalier ou non, ce qui se joue ici est universel. Il est question d’une compréhension intime, et de cette alliance fragile et magique entre l’homme et l’animal. Bartabas s’esquisse, s’efface, derrière les portraits de ces chevaux qui se sont engouffrés avec force dans son existence, avant de s’en retirer avec grâce, ayant marqué les planches et les esprits de leurs sabots enflammés. Inimitable, inégalable Bartabas, dont la discrétion dispute au génie, et dont l’hommage poignant à la caravane de ses nuits ancre tous les Zingaros dans l’immortalité.
Ma note (5 / 5)
Éditions Gallimard, 6 février 2020, 320 pages