Tomás Nevinson – Javier Marías

« La haine nous est inconnue, nous ne devons pas nous la permettre. Nous n’y mettons pas de passion, mais le temps n’avance pas et nous n’oublions jamais rien. Ce qui s’est passé il y a dix ans, pour nous, c’est comme si c’était hier. Comme si c’était aujourd’hui même, à cet instant. »

Et si quelqu’un avait tué Hitler avant que le destin de l’humanité ne bascule ? Alan Thorndike dans la fiction, Friedrich Reck-­Malleczewen dans la réalité, ont eu ce pouvoir entre leurs mains, mais ont laissé passé leur chance. « Tu ne tueras point. » : jusqu’où cette maxime peut-elle être observée sans être écrasé par le poids des remords ?

Épiphanie 1997. Alors que Tomás Nevinson est rentré à Madrid depuis quelques années, en retraite anticipée après ses années passées au service de l’Angleterre en tant qu’espion, il est contacté par son ancien chef, Tupra. On lui demande une faveur, une dernière mission : il devra s’installer dans une ville du nord-ouest de l’Espagne, se fondre dans un nouveau quotidien afin d’identifier, parmi trois femmes suspectes, celle qui est en réalité une terroriste de l’ETA et de l’IRA, responsable des terribles attentats à la bombe de Saragosse et Barcelone en 1987. D’abord réticent, il accepte rapidement, y voyant l’opportunité de sortir de sa léthargie et de se sentir à nouveau utile. Sa femme Berta a certes accepté son retour, de même que ses enfants qu’il n’a pas vus grandir, mais tout en maintenant une certaine distance, son travail est moins valorisant qu’auparavant, et il peine à nouer des relations dans ce Madrid où tout a changé sans lui. Cette nouvelle mission est donc une occasion de se retrouver, bien que derrière une identité fabriquée.

« La seule façon de ne pas se poser de questions sur l’inutilité de ce que l’on a fait par le passé, c’est de continuer à faire la même chose ; la seule justification d’une vie trouble est de la rendre encore plus trouble ; la seule justification d’une vie de souffrance est de perpétuer la souffrance, de l’entretenir, de l’alimenter et de s’en plaindre, tout comme les trajectoires délictuelles ne perdurent que si l’on persévère dans le délit et les maléfiques que si l’on insiste sur le mal, en faisant du mal à tour de bras, aux uns, puis aux autres, jusqu’à ce que nul n’en sorte indemne. »

Mais la tâche qui lui a été assignée va rapidement se révéler moins aisée que prévu. Il va devoir s’immiscer dans la vie de ces trois femmes, par tous les moyens possibles, à commencer par celui de la séduction. Mais surtout, il comprend qu’après l’avoir confondue, il sera de son devoir d’éliminer celle qui, bien qu’agent dormant depuis près de dix ans, représente encore une menace potentielle pour la sécurité de ses deux pays. Une éventualité qui ne manque pas de le perturber et de l’amener à tout faire pour acquérir une conviction absolue.

L’enquête de Tomás Nevinson va se doubler d’une quête existentielle à mesure que notre héros s’interroge sur le mal, la haine, le pardon, et l’amour… jusqu’au dilemme presque métaphysique : qui sommes-nous réellement ? quelle est la limite entre le bien et le mal ? une vie compte-t-elle moins si on peut en sauver d’autres ? Sa relation avec Tupra, survolée dans Berta Isla, est approfondie, laissant apparaître le conflit de loyautés, l’affection mêlée de ressentiment, l’admiration de mépris ; tandis que celle avec Berta, qui demeure pourtant à l’arrière plan, sera au coeur des hésitations de Tomás devenu Centurión, perdu dans ses désirs et son identité.  En sus de tout cela, Marías nous offre enfin le portrait de cette Espagne provinciale, à la vie douce et ralentie, qui tend progressivement à disparaître.

« La littérature nous permet de voir les êtres tels qu’ils sont, bien qu’il s’agisse là de gens qui n’existent pas ou qui, osons l’espérer, existeront pour toujours, si bien qu’elle ne perdra jamais complètement son prestige. »

Quel roman… mais quel roman ! Le style de Marías est toujours aussi érudit, le récit truffé de références culturelles et historiques qui donnent une épaisseur considérable au roman, et les réflexions abordées par le prisme des méandres psychologiques du protagoniste, hanté par un cas de conscience, sont captivantes. Si on y retrouve l’intérêt de l’auteur pour les zones d’ombre de l’espionnage, ce roman est sans aucun doute le plus abouti, atteignant ici des prouesses de subtilité, d’émotion et d’intelligence. Un livre testament, d’une justesse, d’une beauté, et d’une exigence aussi il faut bien le dire, de plus en plus rares dans le panorama littéraire actuel. Il résonne dans ces pages l’écho de l’absence future de ce grand auteur espagnol qui manquera tant à la littérature tandis que le héros se demande, avec une préméditation à couper le souffle, « quand le glas sonnera et que les stores se baisseront pour toujours »…

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

Éditions Gallimard, traduit par Marie-Odile Fortier-Masek, 1er décembre 2022, 736 pages 

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