Les Thibault – Roger Martin du Gard

« Quand je vivais, je ne me souvenais pas. Le passé ne m’était rien. »

Qu’il est ardu d’esquisser en quelques lignes mes impressions sur ce roman incroyablement riche et foisonnant, à la fois saga familiale, fresque sociale, roman historique, et remarquable étude de caractères.

« Il eut l’impression d’être un monde ; un monde peuplé de contradictions, un chaos, un chaos de richesses. »

Tout commence par deux frères. À l’été 1905, Jacques a quatorze ans et déjà un tempérament bouillonnant. Il est fougueux, intransigeant, entier, et ne parvient pas à entrer dans le moule étroit imposé par son père, un homme puissant et autoritaire, le riche et respecté Oscar Thibault, figure du catholicisme. Adolescent, Jacques ne comprend pas ses nouvelles pulsions, ses déchirements intimes, et surtout, l’injustice. Alors lorsqu’on saisit et montre du doigt la correspondance passionnée qu’il entretient avec le jeune Daniel de Fontanin, issu d’une famille de protestants, il décide de fuguer avec son ami, direction Toulon et au-delà, l’Afrique et ses aventures. Pour le retrouver, c’est son frère qu’on lance à sa recherche : Antoine est son ainé de neuf ans, il est déjà médecin, lancé dans la vie, sûr de ses droits et de sa destinée. Il est l’opposé de son frère, raisonnable, obéissant, gravissant les échelons un à un sans faire de vagues. Entre l’ainé et le cadet, c’est pour l’instant encore une tendresse distante, la complicité de l’enfance, mais aussi un gouffre d’incompréhensions. Ce petit épisode de la fugue, si dérisoire en apparence, va cristalliser pour longtemps les dynamiques familiales, en particulier leur relation fraternelle, et introduire dans leur monde cette famille que Mr Thibault père refusera toujours de recevoir, en la personne de Thérèse de Fontanin, mère dévouée et épouse bafouée, qui fera très forte impression sur Antoine ; de Daniel, l’ami à la beauté farouche, artiste et séducteur ; et de Jenny, petite fille grave et froide. De 1905 à 1918, leurs destins s’entremêleront sans cesse, tandis que l’Histoire s’ébranle et que la Première Guerre mondiale se précipite.

« Vois-tu, je pense à ceci : que nous sommes deux frères. Ça n’a l’air de rien, et pourtant c’est une chose toute nouvelle pour moi, et très grave. Frères ! Non seulement le même sang, mais les mêmes racines depuis le commencement des âges, exactement le même jet de sève, le même élan ! Nous ne sommes pas seulement deux individus, Antoine et Jacques : nous sommes deux Thibault, nous sommes les Thibault. »

Antoine et Jacques semblent être deux faces d’un même homme. Les années passant, le tempérament de Jacques le conduiront vers les milieux révolutionnaires, et son sens aigu de la justice en feront un idéaliste enragé, prêt à tout pour éviter la guerre qui s’annonce. Antoine quant à lui, s’installera de plus en plus dans son existence bourgeoise confortable, revendiquant ses vues conservatrices. Ils peinent à se comprendre et à s’accorder, y compris sur leur passé familial commun. Jacques conserve une rancoeur tenace envers son père et une haine pour la façon dont il a été traité ; tandis qu’Antoine s’inscrit, bien malgré lui, dans la lignée paternelle. Leurs chemins se sépareront souvent, et pourtant avec quelle force leur relation est dépeinte, cet amour pudique et tendre, leurs disputes inévitables ne durant pas face à leur besoin viscéral l’un de l’autre. Chacun fera son épreuve de la vie, connaitra l’amour, les épreuves, le deuil, l’ambition, le sens de l’honneur ; chacun aura droit à sa révélation profonde sur l’existence  qu’il a mené.

« Est-ce que, véritablement, ça te parait incompréhensible qu’un homme veuille, un beau jour, rompre avec tout ? Partir, sans autre complice que lui seul ?… Tu ne comprends pas ça, toi ? Qu’on ne consente pas à se laisser museler, mutiner, indéfiniment ? Qu’on ait, une fois dans la vie, le courage d’être soi-même ! Le courage de plonger tout au fond de soi, pour y découvrir ce qui jusqu’alors a été le plus méconnu, le plus méprisé, et de dire enfin : Voilà ce qui est essentiellement moi ! »

On ne peut rêver récit plus romanesque, bien que certaines longueurs aient, par moments seulement, émoussé un peu mon attention. Avec la guerre viennent en effet de nombreux passages dédiés aux événements politiques, et plus précisément à la philosophie politique de l’époque, l’occasion de confronter les vues diamétralement opposées des deux frères, qui incarnent à la perfection les débats de l’époque.  Si les discours politiques occupent une place importante, de nombreux sujets de société sont également abordés, donnant une densité incroyable au récit : la place de la religion, la fin de vie et l’euthanasie, l’éducation mais aussi l’adultère ou la pédophilie. Mais surtout, ce qui fait à mon sens la grande réussite du roman ce sont ses personnages. Le premier tome (qui en réalité en compte cinq) est sans aucun doute celui qui m’a le plus émue, nous offrant différentes perspectives sur Antoine et Jacques, qui touchent au coeur de leurs histoires individuelles, et de leurs personnalités. À cet égard, « La consultation » et « Le pénitencier » sont des chefs d’oeuvre à eux seuls, livrant des prouesses de psychologie et de finesse, doublé d’une habileté littéraire éblouissante.

« Par quels chemins, quels détours, la destinée a-t-elle conduit jusqu’à ce dernier soir l’enfant de jadis ? Suite de hasards ? Non. Certes non !… Tous ses actes se tiennent. Cela, il le sent, il l’a toujours confusément senti. Son existence n’a été qu’une longue et spasmodique soumission à une orientation mystérieuse, à un enchaînement fatal. »

Un monument classique à (re)découvrir sans plus attendre, foisonnant d’amour, d’amitié, d’héroïsme et d’humanité.

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

Éditions Folio, 9 octobre 2003, en trois tomes 

2 commentaires sur “Les Thibault – Roger Martin du Gard

  1. Je vais me jeter dessus ! JE connaissais bien sûr ces livres mais je n’avais jamais lu de critiques et ce que tu en dis me passionne.

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