Nada – Carmen Laforet

« Maintenant monte en moi le souvenir des nuits, rue Aribau. Ces nuits qui coulaient tel un fleuve noir sous le pont des jours, et dont les odeurs contenues faisaient lever comme une buée de fantômes. »

Orpheline, Andréa a dix-huit ans quand elle arrive à Barcelone des espoirs pleins la tête, après des années passées à la campagne auprès d’une cousine. Ses illusions se fracassent au seuil de la demeure de la calle Aribau, où elle s’apprête à vivre auprès de sa grand-mère, de sa tante Angustias (qui porte fort bien son nom), de deux oncles et de la femme de l’un de ces derniers, Gloria. L’atmosphère de la maison est sordide : tout est sale, délabré, et lugubre. La grand-mère perd un peu l’esprit et erre la nuit dans les couloirs. Angustias entreprend de soumettre Andréa à son autorité sèche, l’accablant de reproches et de directives étouffantes. Quant aux oncles, ils font régner la violence à toute heure du jour et de la nuit, tantôt se disputant entre eux, Ramon ayant une prédilection certaine pour le sadisme et la manipulation, tantôt Juan battant sa femme sans relâche au moindre prétexte. Désenchantée, Andréa ne sait comment s’épanouir dans ce foyer dépourvu d’affection et d’argent. Petit à petit, elle se lie d’amitié avec une camarade de l’université, Ena, une jeune fille gaie et intelligente qui introduit dans sa vie des faisceaux de joie et d’espoir, lui faisant enfin vivre l’enthousiasme de la jeunesse.

« Que de jours dénués de sens ! Jours emplis d’histoires, trop d’histoires troubles. Récits incomplets, à peine ébauchés et gonflés déjà comme le vieux bois exposé aux intempéries. Histoires trop obscures pour moi, et dont l’odeur pourrie, celle de ma maison, me donnait la nausée. »

Ce roman, écrit à la première personne, prend immédiatement à la gorge. Tout y est lourd et glauque, et on assiste aux côtés d’André à ces jours qui se suivent et se ressemblent, formant un magma de faim, de frustration et de tristesse. Son amitié avec Ena, si elle la révèle quelque peu à elle-même, n’est pas exempte de déceptions, lorsque son amie semble tomber sous le charme fascinant de Roman, s’éloignant d’elle et la privant des miettes de bonheur qui lui permettait de garder espoir. Étouffée par la dureté de son quotidien, Andréa porte sur l’existence un regard angoissé et empli de questionnements déchirants, cherchant désespérément la voie qui lui permettra d’y échapper, de changer radicalement de vie, de pouvoir enfin apporter satisfaction à ses aspirations.

« À quoi bon courir, en somme, si nous nous heurtons toujours à la borne de notre propre personnalité ? Certains naissent pour vivre, d’autres pour peiner, d’autres pour regarder seulement. Moi je n’avais qu’un infime et vil rôle de spectatrice. Impossible d’en sortir. Impossible d’y échapper. L’angoisse, c’était pour moi la seule réalité de ces instants. »

Comme dans La place du diamant de Mercè Rodoreda, le contexte politique de l’époque est quasiment absent du récit, qui ne se concentre que sur ce qui est palpable pour Andréa elle-même : les restrictions, la pauvreté, les rations alimentaires, les mesquineries de ceux qui l’entourent, et tous ces secrets qu’elle pressent dans cette famille dont elle ne connait presque rien, et qui lui sont dévoilés par bribes, au fil des disputes. Il est intéressant de noter à quel point le ton change à partir du moment où elle parvient à se faire des amis. Enfin elle découvre la ville comme elle l’avait imaginée, fréquente des artistes, et la plume de Carmen Laforet devient à son image : plus libre, déliée, gaie.

« Peut-être que, pour une femme, le sens de la vie consiste uniquement à être ainsi découverte, regardée de façon à se sentir elle-même rayonnante ; non pas à regarder, à subir le venin et les turpitudes des autres, mais à jouir pleinement de ses sentiments et de ses sensations, à vivre son propre désespoir et sa propre joie, sa méchanceté propre et sa propre bonté… »

Ce premier roman, écrit à seulement vingt-trois ans, s’est imposé comme un symbole de la jeune génération espagnole de l’après-guerre. Ce roman frappe par sa maturité exceptionnelle, brossant à la perfection la psychologie torturée de ses personnages, et le portrait d’une Barcelone qui bien que portant encore les stigmates de la guerre civile, voit émerger toute une jeunesse bohème furieuse de vivre.

Ma note 4 out of 5 stars (4 / 5)

Éditions Livre de Poche, traduit par Marie-Madeleine Peignot et Mathilde Pomès, révisée par Maria Guzman, 26 avril 2006, 320 pages

3 commentaires sur “Nada – Carmen Laforet

  1. Je ne crois pas que je lirai ce livre, j’ai besoin de lumière et de réconfort en ce moment.
    Mais j’en profite pour te dire que je trouve tes photos très belles !

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