Une arche de lumière – Dermot Bolger

« Il lui semblait parfois avoir vécu dans un prisme où toutes ses expériences confluaient en un spectre de couleurs. »

Auteur du splendide et ambitieux Une seconde vie, Dermot Bolger renoue dans son dernier roman avec l’une de ses héroïnes les plus charismatiques, Eva, dont le lecteur avait fait la connaissance dans Toute la famille sur la jetée du Paradis, un roman qui racontait l’histoire d’une famille aristocrate protestante irlandaise, les Goold Verschoyle, à l’aube de la Première Guerre Mondiale et de ses profonds changements, en Irlande et ailleurs. Il entreprend ici de retracer la seconde moitié de la vie d’Eva, double fictif de Sheila Fitzgerald, clôturant le vibrant hommage qu’il a dédié à cette femme à la vie extraordinaire.

Lorsqu’on la retrouve, elle a 46 ans et nous sommes en 1949. À présent que ses enfants sont grands, il est enfin temps pour cette femme emprisonnée dans un mariage malheureux de prendre son indépendance, renouant avec les recommandations de sa mère : « Quoi que la vie te réserve, promets moi de te battre bec et ongles pour le droit au bonheur. » À une époque où le divorce n’est toujours pas autorisé, Eva sait que quitter son mari, sans l’accord duquel elle n’a le droit ni d’ouvrir un compte en banque, ni d’obtenir un passeport, est un pari sur l’avenir. Mais elle a des rêves plein la tête, décidée à compenser la frustration d’avoir dû abandonner l’école d’art lorsqu’elle était jeune fille. Et de toutes façons, elle est déjà marginale, ou bien, comme elle s’en rend compte en côtoyant les jeunes en qui elle reconnait souvent des âmes-soeurs, bien trop en avance sur son temps. Elle est végétarienne, militante, écrivant sans relâche des lettres de soutien, des tracts, défilant dans les rues pour telle ou telle cause, mue par une empathie débordante envers tout être vivant. Elle voyage énormément, d’abord Londres, puis l’Espagne, le Maroc, le Kenya… cherchant sa raison d’être et le meilleur moyen de s’accomplir, vivant dans le plus strict dénuement, dépouillée de toutes choses inutiles pour ne garder que les joies et les rencontres.

« Un jour, le moment vient de laisser le passé derrière soi et de saisir les opportunités offertes dans l’ici et le maintenant. »

Si Eva est décidée à mener jusqu’au bout sa quête de sens et de bonheur, elle ne parvient pas à se libérer pour autant de toute entrave, perpétuellement déchirée entre ses désirs de liberté et son inquiétude pour ses enfants. Très proche de son fils Francis, elle est préoccupée par les conséquences de sa vie amoureuse dans une Angleterre qui n’a toujours pas dépénalisé l’homosexualité, et par les ravages que l’intolérance et la cruauté vont laisser sur son coeur sensible. Sa fille est également un sujet d’inquiétudes, bien que Hazel soit courageuse et foncièrement indépendante elle-même, partie vivre au Kenya avec son mari dans une plantation. Entre les lignes de ses lettres, comment être certaine qu’elle ne commet pas les mêmes erreurs qu’Eva, enfermée dans un mariage si loin de l’Irlande ?

Il est frappant de constater au début du roman la coïncidence entre l’indépendance d’Eva et celle de l’Irlande. Par la suite, l’histoire du pays se déroulera en filigrane, n’empiétant jamais réellement sur l’histoire intime de l’héroïne mais suivant sa course, marquant de son empreinte les Irlandais, et en particulier ce petit village où les Fitzgerald avaient leurs racines, et dans lequel Eva retourne à certains moments de sa vie. Ce parallèle entre son histoire et celle de l’Irlande se poursuit tout au long du roman : il y a l’indépendance d’abord, suivie des Troubles, puis enfin la paix retrouvée, bien qu’une paix fragile, qui ne parvient pas tout à fait à oublier les blessures du passé. La vie d’Eva, guidée par son désir d’indépendance, ne sera pas sans profondes souffrances, et l’on admire ce petit bout de femme si résilient, si déterminé à accepter tous les aspects de la vie, y compris les plus insoutenables. Ses péripéties la mèneront finalement jusqu’à une petite caravane, rapidement baptisée L’Arche, dans laquelle elle donne sa place à tout le monde : animaux errants en quête d’affection, amis durables ou éphémères de passage à ses côtés pour bénéficier de sa bienveillance et de ses leçons de vie, mais aussi les fantômes familiers du passé.

« La vérité de l’univers était si simple qu’Eva pensait souvent ne l’avoir saisie qu’une seule fois, enfant emplie de la joie de courir un bouquet de pâquerettes à la main pour en partager le parfum avec sa gouvernante qui l’attendait les bras ouverts. »

Bien qu’il ait pris des libertés et laissé sa part à la fiction, il y a comme toujours chez Dermot Bolger, ce fond de vérité, d’authenticité, qui nous rend ses personnages et ses histoires incroyablement vivaces, et dans le même temps un romanesque fou, laissant se déployer l’émotion. Il y a dans ces pages toute l’absurdité et le miracle de l’existence, et comme l’écrit avec délicatesse le romancier dans sa postface : « Elle n’était pas heureuse grâce à la vie, mais en dépit de tout ce que la vie lui avait volé. » Sublime et poignant, tout simplement.

Ma note 5 out of 5 stars (5 / 5)

Éditions Joëlle Losfeld, traduit par Marie-Hélène Dumas, 6 janvier 2022, 464 pages

 

 

 

 

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