Les fantômes des victoriennes

« Encore que la moindre syllabe de ce récit soit aussi réelle que le désespoir, je n’attends pas que les gens me croient. »

Halloween approche et ces onze nouvelles d’épouvante signées par certaines des plus grandes romancières de l’ère victorienne auront de quoi vous faire frissonner…

Elles sont proposées par ordre chronologique, ce qui permet de souligner une nette évolution dans le style ainsi que dans les thèmes explorés. Les plus anciennes se situent en effet davantage dans la plus stricte tradition de la « ghost story« , recourant à la technique généralement usitée des récits enchâssés, par le biais de témoignages rapportés, et suscitant l’épouvante par un fantôme revenu hanter des lieux ou des vivants. J’ai été ravie de retrouver dans ce recueil la plume d’Elizabeth Gaskell qui nous offre avec L’histoire de la vieille nurse une histoire de fantômes qui s’inscrit dans la plus pure tradition hivernale des « ghost stories » de l’époque ; ainsi que Mary Elizabeth Braddon avec Le Visiteur d’Emeline, histoire d’une vengeance d’outre-tombe.

« Je viendrai à vous quand votre vie semblera tout à fait heureuse. Je m’interposerai entre vous et ce qui vous apparaîtra comme le plus beau, le plus cher, alors. Ma main fantôme versera du poison dans votre coupe de bonheur. Ma silhouette d’ombre éteindra le soleil de votre vie. Les hommes qui ont une volonté de fer, comme moi, peuvent accomplir ce qu’ils veulent. Par ma volonté, je vous hanterai après ma mort. »

Les dernières nouvelles, plus récentes, s’éloignent quant à elles parfois des fantômes pour verser dans un fantastique plus diversifié et moderne. Surtout, elles reflètent peut-être davantage encore les aspirations féministes de leurs autrices, abordant certains thèmes avec plus de franchise. Il en va ainsi de la sexualité, puisque les désirs des femmes se font troublants, participant à la tension de l’atmosphère, comme dans Fourrure blanche de Clémence Housman, où une étrangère sauvage et mystérieuse vient s’immiscer entre deux frères, ou encore dans L’amant fantôme de Vernon Lee, dans lequel une femme est persuadée d’être la réincarnation d’une aïeule ayant fait scandale en tuant son amant ; tandis que La fenêtre de la bibliothèque, de Margaret Oliphant, suit les dangereux émois d’une jeune adolescente, fascinée par un homme derrière une fenêtre que personne d’autre ne semble voir. La question du travail féminin est également une revendication de la fin de l’époque victorienne, ainsi dans Les Hommes de marbre d’Edith Nesbit, l’héroïne est elle-même une écrivaine dont la production participe activement aux revenus du foyer, tandis qu’elle néglige, ô scandale, les tâches domestiques.

« Tout le monde s’accordait autour de moi, depuis que je savais parler, à m’appliquer les qualificatifs d’imaginative, de romanesque, de rêveuse et autres épithètes au moyen desquelles on a coutume de tourmenter une fillette si d’aventure elle aime la poésie et possède le goût de la réflexion. »

Il est frappant de constater que le narrateur est presque toujours un homme, et on pourrait s’étonner, de la part de romancières, de la manière dont les femmes sont dépeintes : faibles, dépourvues de raison et de sang froid, entièrement dépendantes d’un homme, et le plus souvent victimes innocentes, sacrifiées sur l’autel de la violence. Recourir à une narration masculine permet pourtant de souligner à quel point la parole des femmes étaient déconsidérées, elles qui sont dans ces histoires toujours les premières à percevoir le surnaturel, et qui ne sont crues que lorsqu’il est souvent trop tard, leurs frayeurs étant mises sur le compte d’une fragilité psychologique, voire de l’hystérie. Les sujets de ces nouvelles sont de surcroît un prétexte pour dénoncer une domination masculine écrasante et la condition de femmes encore entièrement sous la coupe d’un père puis d’un mari. C’est le cas dans L’histoire de la vieille nurse, entre rivalité amoureuse et cruauté paternelle ; dans Le destin de Mrs Cabanel d’Elizabeth Lynn Linton qui cristallise les préjugés d’une petite communauté envers une nouvelle arrivante étrangère, rapidement désignée comme sorcière ; ou encore dans La Vieille Mrs Jones, de Charlotte Riddel, où il est question de violence conjugale.

Un recueil hétérogène, dont l’ordre proposé permet de constater une évolution passionnante dans les préoccupations de ces romancières victoriennes qui se plient à l’exercice, fort couru à l’époque, des histoires de fantômes avec une intelligence et une plume absolument remarquables.

Ma note 4 out of 5 stars (4 / 5)

Éditions Corti, nouvelles réunies et traduites par Jacques Finné, 22 avril 2000, 438 pages

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