
Suivant les recommandations de l’un de mes écrivains irlandais chouchous, Joseph O’Connor, je me suis attaquée à ce roman pour le moins atypique et inclassable.
Quelques mois après la mort de son père, Ray, notre narrateur de cinquante-sept ans, recueille un chien aussi abimé que lui par la vie. Le chien est un ratier noir, laid, difforme, dont l’oeil a vraisemblablement été arraché lorsqu’il servait à la chasse aux blaireaux et dont le comportement agressif tend à prouver qu’il a été victime de sévices. Ray semble comprendre cette créature et l’entente entre eux est immédiate. Le temps d’une année, il va raconter, dans un récit qui s’adresse directement au chien, leur existence ensemble, faite de camaraderie mais aussi de peurs.
« Parfois je perçois ta tristesse, la même que la mienne. Je la perçois à ta façon de soupirer, la tête basse. À ta façon de ne jamais baisser totalement la garde ni de tenir pour acquis l’univers que je t’offre. Ma tristesse à moi n’est pas un parti pris, mais quelque chose coincé entre les murs de ma chair, comme un brouillard sale. Elle ternit tout. Elle roule le monde dans la suie. Elle vide mes membres de leurs force et me voûte le dos. »
L’intrigue est somme toute mince, l’homme et le chien tentant de se faire une place, si minuscule soit-elle, dans une société qui ne les comprend ni ne les accueille. On sait peu de choses sur Ray, sur la raison pour laquelle il n’est jamais allé à l’école, sur ce qui est arrivé à sa mère, sur la relation qu’il entretenait avec son père. Parfois des bribes de souvenirs remontent à la surface, éclairant peu à peu le lecteur sur l’immense solitude et le mal-être de cet homme. On devine que son intelligence est limitée, qu’il n’a jamais fait d’études ni eu de travail, qu’il boite, et que son apparence est repoussante pour ceux qui le croisent. De tous temps, il a cherché à fuir les autres êtres humains, apeuré par ce qu’on pourrait lui faire subir, ou ce qu’on pourrait lui demander. Il n’a confiance en rien ni personne, hormis ce chien qui redonne un sens à son existence. Comme lui ce chien n’est pas fait pour côtoyer ses semblables, aussi fuient-ils ensemble les lieux fréquentés et errent-ils sur les plages polluées, sur les terrains vagues désertés et sales.
« Je découvre que contrairement à ce que je croyais, tu n’es pas né avec une capacité d’émerveillement programmée. Je découvre que tu l’as toi-même nourrie de petites parcelles du monde. Je découvre qu’il ne tient qu’à moi de suivre ton exemple et d’entretenir mon propre émerveillement, morceau par morceau par morceau. »
Il est très difficile de résumer ce roman, qui se caractérise surtout par un style incroyablement envoûtant et évocateur. S’y mêlent des descriptions à couper le souffle de la nature irlandaise, rythmée par les saisons ; des souvenirs parfois sans sens apparent mais qui mis bout à bout commencent à laisser deviner des choses de plus en plus perturbantes ; ou encore des rêves hallucinatoires dans lesquels Ray se trouve systématiquement à la place de son chien, comme s’il vivait les mille tortures qu’il l’imagine avoir subi. Les semaines, les mois passent, et dès qu’on est sur le point de se lasser de cette routine misérable, quelque chose vient faire grincer les rouages déjà fragiles de leur existence. Une menace lourde et indéfinissable plane, et une certaine tension se met en place, lentement, jusqu’aux dernières pages qu’on lit dans un souffle.
« Voilà comment les gens survivent, en comblant un vide à la fois pour une infime gratification temporaire, et en recommençant jusqu’à ce que la saison se termine et qu’ils finissent par mourir, par se dessécher sur le mur ou l’allée, dans leur crevasse sombre. Voilà comment la vie est rongée de l’intérieur, épuisée par les efforts onéreux pour la vivre. »
C’est un roman d’une grand noirceur, immensément triste et pourtant profondément humain. L’histoire de deux laissés pour compte, qui cherchent désespérément le bonheur dans leur improbable amitié, et une issue à leur existence pitoyable. Difficile de dire si j’ai véritablement aimé tant ce roman m’a retournée, mais Sara Baume fait incontestablement preuve d’un talent prometteur dans ce premier roman.
Ma note (3,5 / 5)
Éditions Noir sur Blanc, traduit par France Camus-Pichon, 4 janvier 2018, 272 pages