
« Au cours de sa longue vie, elle avait eu sa part dans un si grand nombre de drames, elle avait été mêlée à des tragédies si brutales qu’on lui reprochait parfois de n’y avoir survécu que parce qu’elle manquait de coeur. Les médisants ne comprenaient pas qu’un long chemin de souffrance avait mené Mrs Parkington à la paix et à la sagesse. En cette soirée de Noël, elle acceptait l’idée de la mort ; elle était prête, mais pourtant un pressentiment lui enjoignait de vivre parce qu’une nouvelle aventure dramatique où elle pourrait jouer un rôle apaisant se tramait quelque part. »
C’est le soir de Noël sur Park Avenue. Comme tous les ans, Mrs Parkington, riche veuve de 84 ans, réunit ses proches chez elle pour l’occasion. Elle s’y astreint, mais ce n’est pas une partie de plaisir. Depuis qu’elle est veuve, elle porte les membres de sa famille à bout de bras, et elle a peu de considération, si ce n’est d’amour, pour eux. Ses deux fils sont morts il y a bien des années, et sa fille, malheureuse et alcoolique, l’exaspère au plus haut point. Viennent ensuite ses petites-filles, Madeleine qui collectionne les maris et présente ce soir-là le numéro trois ; et Helen, mariée à un homme que Mrs Parkington méprise au plus haut point, et mère de deux enfants, Jack et Janie. Cette dernière est l’exception, la grande favorite de Mrs Parkington qui place en son arrière petite-fille tous ses espoirs.
« Dans le cerveau de l’aïeule se produisaient parfois comme de petites explosions de faits depuis longtemps oubliés, qui revenaient ainsi à sa mémoire dans toute leur fraicheur et avec une étonnante précision. Ainsi entremêlés, le présent et le passé lui faisaient comprendre l’unité de la vie et la pérennité des sentiments ou des émotions. »
La vieille dame ne se fait guère plus d’illusions sur le monde, et pose un regard perplexe sur la société américaine. Le monde qu’elle a connu est en déclin, emportant avec lui toute sa famille qui n’y trouve plus sa place. Ses pensées vont et viennent entre présent et passé, et elle se remémore sa vie. Son enfance à Leaping Rock, où sa mère tenait un hôtel et son père travaillait à la mine, en pleine ruée vers l’or. Le major Augustus Parkington, venu chercher fortune dans les mines de l’Ouest, est attiré par ce joli brin de fille, Susie, qui n’a alors que dix-sept ans. Alors qu’un drame emporte brutalement ses parents, elle accepte de le suivre à New-York et de l’épouser. Sa vie bascule d’un milieu à l’autre, et la naïve mais perspicace jeune fille va devoir apprendre rapidement les choses du monde et ce que son mari attend d’elle. Car l’ambition du major n’a aucune limite, et il est prêt à tout pour s’enrichir ; le charme et l’intelligence de sa femme doivent de ce fait être un moyen de parvenir à son but. Les années défilent, Mrs Parkington se souvient de son mariage, de ce qu’elle a peu à peu appris de la personnalité du major, de ses coups brillants mais flirtant avec la légalité, des amitiés indéfectibles qu’elle a nouées, de ces soirées grandioses à New-York, dans le sud de la France, en Angleterre… Les bons souvenirs se mêlent aux mauvais, aux drames, aux deuils précoces. Elle fut le témoin de l’ascension fulgurante d’une certaine catégorie d’arrivistes à la poursuite du rêve américain et prêts à tout pour faire partie de la haute société. Elle est à présent témoin également de leur chute fracassante, ou plutôt de celle de leurs héritiers. Roosevelt et son New Deal ont profondément réformé les marchés financiers et mis un terme aux transactions irrégulières, et l’Europe est en guerre contre Hitler. Les scandales financiers s’amoncellent, allant jusqu’à frapper la famille même de Mrs Parkington.
« La solitude est le plus précieux des biens si on sait l’employer. On a le loisir de s’y examiner soi-même, de réfléchir à ses propres défauts, de jeter sur le présent et le passé une vue d’ensemble ; et, par là, on sent naître en soi une confiance nouvelle et on s’aperçoit qu’on sera fort capable de faire face à ce qu’on jugeait ne pouvoir supporter. »
Elle n’a que peu de compassion pour l’aveuglement et les dérives d’une société qu’elle sait en pleine mutation, et sa seule préoccupation est d’épargner Janie, qui avec sa jeunesse, son optimisme, sa fougue, ainsi que le charmant jeune homme dont elle est tombée amoureuse, a peut-être une chance de parvenir à tracer sa propre voie et trouver le bonheur, pourvu qu’elle parvienne à s’extraire de son milieu familial où l’argent règne en maître. Car si Mrs Parkington est lucide sur les innombrables défauts de son mari, ses infidélités et ses manigances, elle éprouvait néanmoins pour lui une admiration sans bornes et un amour fidèle. Elle ne peut pourtant que constater le spectacle offert par ses enfants et petits-enfants, ces générations sacrifiées sur l’autel des rêves de grandeur du patriarche. Deux fils à qui on ne refusait rien morts dans la fleur de l’âge, une fille mariée pour servir les intérêts du père et qui n’a jamais de sa vie pu trouver le bonheur, des petits-enfants qui se complaisent dans leur héritage et répètent les erreurs de leurs aïeux au sein d’une société qui ne ferme plus les yeux sur ce qu’elle considère à présent comme des escrocs.
« La vieille dame se disait que, pour autant qu’elle avait pu en juger au cours de sa longue existence, la civilisation américaine était établie sur de fausses bases. Plus de sentiment des valeurs, plus de respect de la personne ; le Nouveau Monde avait confondu la notion de culture avec celle d’automobile et des water-closets. Allons donc ! L’intelligence, l’honneur, la civilisation, la sagesse s’achètent-ils au poids, à coups de dollars, à tant la livre ? »
J’ai énormément aimé ce roman, publié en 1943, dans lequel j’ai retrouvé l’ambiance des livres de Fitzgerald et d’Edith Wharton. On s’attache immédiatement à Mrs Parkington pour son esprit vif, son intelligence, sa finesse psychologique et son humour. Rien ne l’arrête, y compris son âge, et elle se démène pour venir en aide à ses descendants malgré le mépris que lui inspirent leurs faiblesses. C’est une femme forte, libre, indépendante, qui s’enthousiasme pour la jeunesse, et retrouve même ses émotions de jeune fille fleur bleue en rencontrant le mari « cow-boy » de Madeleine, avec qui elle partage sa nostalgie des terres de l’Ouest. L’écriture est fine, fluide, précise, et le roman intelligent. Il ne faut pas s’arrêter à ce qui pourrait à première vue passer pour un poncif sur l’argent qui ne fait pas le bonheur. Si Mrs Parkington constate en effet les dégâts sur sa famille de la richesse mal employée, elle incarne surtout un passionnant témoin de l’évolution de la société américaine. En se plongeant dans ses souvenirs, on l’observe trouver avec une grande sagesse la paix sur les différents événements ayant jalonné son existence, et sur ce qui ne dépend plus d’elle. J’ai parfois été un peu dérangée par ses visions désuètes sur le couple, mais elles sont cohérentes avec la pensée dominante de l’époque. Louis Bromfield nous propose là un personnage particulièrement réussi, auprès duquel le lecteur aimerait chercher conseil lui-même et profiter de sa lucidité.
Ma note (4,5 / 5)
Éditions Libretto, traduit par Jean Buhler, 18 février 2010, 384 pages