
« Toutes les histoires sont des histoires d’amour. »
Ce roman est en effet une histoire d’amour. Un amour inaltérable, profond, fidèle et éternel pour Belfast, sa beauté et sa laideur. Une ville éventrée et gangrenée par le terrorisme et un conflit sans fin, mais qui accorde tout de même ses moments de grâce. Lesquels nous sont offerts par deux amis, Jake et Chuckie, ainsi que par tous ceux qui gravitent autour d’eux, hommes et femmes, irlandais et étrangers, jeunes et vieux.
« Et dès que les ténèbres commencent à se lever à ses confins, la ville remue et trébuche dans son sommeil. Bientôt elle s’éveillera. Dans cette ville, comme dans toutes les villes, le matin est un assaut. Les gens s’éveillent et s’habillent comme s’ils s’armaient pour la journée. Par toutes les petites fenêtres des maisonnettes donnant sur les ruelles de cette ville modeste, les hommes et les femmes ont regardé Belfast à l’aube et se sont préparés à batailler avec ce lieu.
Mais pour l’instant, ils sont toujours au lit. Ils reposent, chacun avec son histoire temporairement suspendue. Ils sont merveilleux dans les lits. Ils sont épiques, ces citoyens, ils sont tendres, prêts à être assassinés. »
Jake est catholique et habitué à rouler des mécaniques. Longtemps employé pour ses gros muscles et sa capacité inégalable à étaler un gars par terre, le voilà terrassé par un chagrin d’amour. Désabusé, il dédie ses journées à un travail de recouvrement qui le couvre de honte, et se venge sur son chat. Dépité par la situation politique du pays, déterminé à renoncer à l’écumage systématique des bars avec ses copains le soir, Jake est un doux rêveur qui tombe amoureux de toutes les filles qu’il croise, espérant chaque fois tomber sur le grand amour, celui qui dure toujours. Son meilleur ami, pourtant protestant, Chuckie, vient d’avoir 30 ans et une révélation : il faut que sa vie change. Se définissant avant tout pour sa profonde bêtise, il décide de faire fortune le plus vite possible, et monte combine après combine avec un succès ahurissant. Ces deux lascars à eux seuls gagnent en quelques pages à peine le coeur du lecteur, tant ils sont attendrissants sous des dehors pas très nets. Ils n’ont rien de bien reluisant, ne sont ni particulièrement beaux, ni particulièrement intelligents, mais ils sont représentatifs d’une génération lasse d’un conflit qui ne lui appartient pas, d’une ville où règnent les bruits des détonations, défigurée par les sempiternelles inscriptions sur les murs. Pourtant au milieu des IRA, INLA, UVF, UFF, UDA, FTP, FTQ… surgit un jour un petit nouveau : OTG. Les jeunes s’amusent et cherchent à déchiffrer l’acronyme, les hommes politiques s’agitent, inquiets de l’émergence potentielle d’une nouvelle force.
« Qu’était-il arrivé ? Un événement très simple. Le cours de l’histoire et celui de la politique s’étaient télescopés. Un ou plusieurs individus avaient décidé qu’il fallait réagir. Quelques histoires individuelles avaient été raccourcies. Quelques histoires individuelles avaient pris fin. On avait décidé de trancher dans le vif.
Ç’avait été facile. »
C’est un récit bourré de tendresse et d’humour, qui suit les pérégrinations de nos deux héros et de leur bande dans un contexte nord-irlandais bien trop connu. Sans jamais prendre réellement position politiquement, l’auteur se moque et tourne en dérision l’absurdité d’un conflit intestin. Le récit est impeccablement rythmé, le ton délicieusement sarcastique, et le style tout simplement jubilatoire. Mais malgré cette omniprésence de l’ironie, rien ne nous est épargné de la noirceur qui domine alors Belfast et qui, tapie dans l’ombre, surgit inopinément pour frapper comme dans ce chapitre 11 qui à lui seul est une prouesse littéraire. Rongée par les divisions politiques, religieuses, sociales et économiques, hantée par les tragédies, les morts, les émeutes et les violences, la ville pourtant plie mais ne rompt pas, portée par l’espoir de ses habitants. Jake, Chuckie et tous les autres sont profondément touchants, bien que souvent et joyeusement un peu ridicules. Ils titubent, hésitent, font des erreurs, trainent dans les rues, se soulent tous les soirs et parlent crûment. Mais aussi paumés qu’ils soient, rien ne détrône jamais l’amitié, l’entraide, et l’amour.
« Le monde est vaste et il y a place pour toutes sortes de fins et un nombre infini de commencements. »
Un chef d’oeuvre de la littérature irlandaise, d’une humanité renversante et porteur d’un fol espoir. À lire absolument !
Ma note (5 / 5)
Éditions 10/18, traduit par Brice Matthieussent, 4 mars 1999, 544 pages
Tu me donnes très envie de le découvrir! 🙂
Quel belle chronique ! ça donne envie de découvrir ce titre !
Bon dimanche !
Merci, ce roman gagne à être connu !