
Edith Wharton est depuis longtemps une de mes romancières préférées, mais je dois avouer pourtant avoir été un peu déçue par cette lecture. Hormis quelques errances de traduction qui m’ont parfois gênée (et une quatrième de couverture qui raconte l’intégralité du roman, ce qui a le don de m’irriter profondément), l’intrigue en elle-même, et surtout l’héroïne, ne m’ont pas réellement plu.
« Il était caractéristique de sa part de garder des ses échecs un souvenir aussi aigu que de ses triomphes, et un désir passionné de les « rattraper », qui comptait toujours parmi les motifs obscurs de sa conduite. Elle avait enfin ce qu’elle voulait – elle avait conscience de posséder « ce qu’il y avait de mieux » ; et parmi les autres sensations, plus diffuses, l’adoration de Ralph lui procurait le plaisir raffiné qu’aurait pu connaître une reine guerrière portée en triomphe par les princes vaincus, et lisant dans le yeux de l’un d’eux la passion qu’il n’eût pas osé exprimer. »
Pourtant il est assez aisé de dresser un parallèle entre ce roman et Chez les heureux du monde (grand coup de coeur et mon préféré à ce jour de la romancière), de même qu’entre Ondine Spragg et Lily Bart. En surface, il s’agit peu ou prou des mêmes considérations : deux jeunes filles ambitieuses et obsédées par l’ascension sociale, prêtes à tout pour obtenir un mariage avantageux et s’établir une place dans la « bonne » société new-yorkaise. Mais lorsqu’on creuse un peu, Ondine n’est qu’une caricature de Lily, et sans doute la comparaison que je ne cessais d’avoir à l’esprit a-t-elle également joué en défaveur de ce roman. Dans Chez les heureux du monde, Lily était déjà âgée de 29 ans, orpheline et désargentée, et voyait avant tout dans ses ambitions le moyen de s’assurer une vie confortable et de continuer à appartenir au cercle mondain si fermé de ses amis. Si elle est pour ces raisons quelque peu superficielle, elle s’avérera pourtant d’une grande honnêteté, manquant de nombreuses occasions en raison de son intégrité, et touchante dans le désespoir qui la gagne. Les dettes s’accumulent, ses amis lui tournent le dos, et elle persiste à passer à côté du grand amour. Le roman narre ainsi sa lente déchéance.
« Dans ce pays, la passion de gagner de l’argent n’a pas laissé le temps d’apprendre à le dépenser, et l’Américain abandonne sa fortune à sa femme parce qu’il ne sait qu’en faire d’autre. »
Dans Les beaux mariages, c’est finalement tout l’inverse. Si le roman se situe dans la même société, dénonçant au passage les mêmes travers, Ondine est une très jeune fille, fraichement arrivée de « province » à New-York, capricieuse, habituée à être gâtée par ses parents, et déterminée à être la femme la plus riche et la plus en vue possible. Elle est tout bonnement odieuse, sans aucune considération pour ceux qui l’entourent (et qu’elle est même parfois censée aimer), dévorée par l’ambition et la conviction qu’il y a toujours mieux ailleurs, et que ses mérites ne sont jamais reconnus. Ce personnage m’a fait m’interroger sur l’importance du lien qui se noue entre lecteur et héros dans la réussite d’une lecture. J’ai du mal à apprécier totalement un roman lorsque je ne parviens à ressentir aucune empathie envers le personnage principal. Il n’a d’ailleurs pas forcément besoin d’être sympathique, mais au moins suffisamment complexe pour qu’il soit intéressant de suivre ses pérégrinations. Ondine est non seulement profondément antipathique, mais superficielle, ingrate, égoïste et également, ce qui n’arrange rien, dotée d’aucune intelligence ni culture.
« Mais sous tout cet éclat, il restait un petit nuage noir. Elle venait d’apprendre qu’il existait quelque chose qu’elle n’obtiendrait jamais, quelque chose que ni la beauté, ni les influences, ni les millions ne pourraient acheter. Elle ne pourrait jamais être femme d’ambassadeur, et en s’avançant pour accueillir ses premiers invités, elle se dit que c’était le seul rôle pour lequel elle fût vraiment faite. »
Le lecteur va ainsi la voir évoluer, obtenant petit à petit tout ce qu’elle souhaite sans qu’elle n’en soit jamais satisfaite, et sans que sa personnalité ne change d’un iota du début à la fin, si ce n’est peut-être qu’elle développe une stratégie plus fine au regard de certaines leçons durement apprises de ses erreurs passées. Les personnages secondaires, essentiellement masculins évidemment, se ressemblent dans l’ensemble tous en ce qu’ils sont tous assimilés pour Ondine à de simples moyens d’accéder à la situation qu’elle convoite. Ralph Marwell (clin d’oeil au Ralph, malheureux également, de son ami Henry James ?), Raymond de Chelles, Peter Van Degen, Elmer Moffatt… tous sont subjugués par la beauté d’Ondine, et prêts à tout pour remporter la « mise ». Finalement, qui est le plus puni dans cette société si critiquée par Edith Wharton ? Ces femmes qui ne jurent que par leurs robes de saison et leurs coiffures à la mode, ou bien ces hommes richissimes et introduits, assez bêtes et superficiels à leur tour pour ne voir chez les femmes que leurs atours physiques ? Un monde d’apparence et d’argent, fait de faux-semblants et de déguisements, et sur le déclin, déchiré entre ancien et nouveau monde, entre l’aristocratie de Washington Square et les affaires galopantes de Wall Street.
« La salle à manger du Nouveau Luxe représentait, par un tel soir de printemps, ce qu’une puissance matérielle sans limites avait inventé pour tromper ses loisirs : une « haute société » fantôme, gardant toutes les règles, les grimaces, les gestes de son modèle, mais née de la promiscuité et de l’incohérence, alors que l’original était le produit d’une continuité et d’un choix. Et l’instinct qui avait conduit une classe de maîtres du monde à copier servilement les évincés, ainsi que leur foi immédiate et respectueuse en la réalité du reflet qu’ils avaient fabriqué, parurent à Bowen les meilleures preuves de la permanence de l’homme. »
Il y a peu de place donc pour le romantisme dans Les beaux mariages, au profit de cette ironie mordante propre à Edith Wharton, qui signe une oeuvre étrange et paradoxale, légère tout en étant sombre et profondément cynique, dénonçant sans relâche l’hypocrisie de cette classe sociale dont les valeurs sont en train de péricliter. Tout le génie de la romancière pourrait presque se trouver condensé dans le paragraphe final du roman, exemple parfait de la précision et de l’intelligence de sa plume.
Ma note (3,5 / 5)
Éditions Les Belles Lettres, traduit par Suzanne Mayoux, 19 septembre 2018, 576 pages