Un (autre) toi – Joyce Carol Oates

Après l’excellent Cardiff près de la mer, Joyce Carol Oates signe un nouveau recueil de nouvelles à l’atmosphère sombre. Le dénominateur commun se trouve dans cette simple interrogation universelle : et si ? Les personnages de ces histoires vont faire face à leurs réalités alternatives, à ce qui auraient pu arriver si leurs choix avaient été différents. Ces bifurcations ont été pour le meilleur, certains ayant échappé à leur triste sort, mais aussi parfois pour le pire.

« C’était un pur hasard. Pour la plupart des femmes. Un accident dans le temps, les générations. De pouvoir vivre libres, ou non. »

Dans la nouvelle éponyme, « Un (autre) toi », une libraire s’interroge ainsi sur ses choix, et se demande quelle aurait été sa vie si elle n’avait pas raté ce fameux examen, qui lui fit perdre sa bourse, ses chances dans une bonne université, et potentiellement une carrière de poétesse… À l’inverse, dans « Les impondérables », une romancière célèbre et accomplie revient dans sa ville d’enfance et y rencontre son double, demeurée sur place et devenue bibliothécaire. Dans « Guide bleu », un professeur à la retraite décide de retourner en Italie sur les traces de ses émois de jeunesse, pour se rendre compte que tout a changé, le charme évanoui, les amis disparus ; tandis que dans « En attendant Kizer », un homme attendant son ami dans un café se remémore l’événement fondateur de leur relation, et se trouve confronté à d’autres versions de lui-même, pour lesquels cet événement précis s’est déroulé de manière différente, altérant de manière drastique la suite de son existence. Des ami(e)s se retrouvent, se jaugent, se comparent, essaient d’imaginer leur vie à la place de l’autre ; des époux cachent les secrets de la route qui les a menés l’un vers l’autre ; des veuves, omniprésentes dans les textes de Oates depuis le décès de son mari, s’interrogent sur le vide laissé dans leur vie, ne comprenant pas la nouvelle réalité qui s’est imposée à elles. Certaines nouvelles dévoilent toute l’ingéniosité créatrice de l’autrice, qui laisse planer un voile d’irréalité, plongeant ses personnages dans une sorte de cauchemar éveillé, les laissant hagards, ne sachant plus très bien qui ils sont en réalité, perdus face à ce qu’ils auraient pu être. L’expérience même de la lecture est aussi fascinante qu’éprouvante pour le lecteur, qui perd ses repères et entre dans une réalité propre au livre.

« Ils se regardent un long moment en chiens de faïence avant de comprendre — Cette personne, c’est moi. Et en même temps — pas moi.« 

D’une qualité assez inégale, ces nouvelles sont néanmoins incroyablement saisissantes, suscitant bien souvent un fort malaise tant la noirceur qui s’y déploie est déconcertante. Remords, occasions manquées, jalousies, deuils, ce recueil est parcouru de souffrance, de violence, et de méandres psychologiques. Oates y aborde l’infinité des possibles, l’ébranlement de la perte, et les mécanismes retors de notre esprit, nous poussant sans cesse à questionner nos choix, le poids de nos origines, de la société, ou bien plus cruellement encore du simple hasard, sur notre destin. À quatre-vingt-quatre ans, cette romancière si talentueuse et prolifique n’a rien perdu de sa plume féroce ni de son regard incisif.

Ma note 3.5 out of 5 stars (3,5 / 5)

Éditions Philippe Rey, traduit par Christine Auché, 6 octobre 2022, 352 pages 

2 commentaires sur “Un (autre) toi – Joyce Carol Oates

  1. Ca fait longtemps que je n’ai pas lu cette autrice, il va falloir que j’essaye de la relire en sachant que j’avais lu d’elle « Mudwoman » et « Petite sœur, mon amour » que je n’avais pas aimé.

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