
Idaho, 1995. Wade, Jenny, et leurs deux petites filles, May et June, âgées de 6 et 9 ans, se trouvent dans la montagne pour ramasser du bois. Tout à coup, l’inconcevable se produit, le drame innommable, et le cours des choses s’en trouve définitivement altéré, séparant à jamais les membres de cette famille. Après quelques temps, Wade a refait sa vie avec Ann, une jeune professeure de piano. Cette dernière tente désespérément de comprendre, d’assembler les pièces du puzzle, de donner un sens à la tragédie. Elle renonce à interroger son mari, qui comme tous les hommes de sa famille est atteint de démence précoce et peine à rassembler ses souvenirs, bien que son deuil ait laissé une empreinte si forte dans sa chair qu’une inexplicable violence le domine par instants, au désarroi de sa seconde épouse. Les années passent, et le récit opère des allers-retours dans le temps, s’attachant à l’un ou l’autre des personnages : Wade, Ann, Jenny…
« Je suis là parce que tu n’y es pas. »
Emily Ruskanovich fait preuve dans ce premier roman d’un talent indéniable. Sa plume est acérée, son style hypnotisant, et elle décrit avec une précision chirurgicale les complexités de chacun de ses personnages, livrant des profondeurs d’introspection troublantes. On en apprend petit à petit davantage sur la curieuse relation entre Wade et Ann, sur l’obstination de cette dernière à demeurer dans un mariage qui parait bancal dès le départ, tant en raison du drame indicible qu’a vécu son mari, mais également de la maladie qui le ronge progressivement. On découvre aussi peu à peu l’histoire d’amour touchante entre Wade et Jenny, leur désir d’enfant et d’isolement en haut d’une montagne aussi accueillante que fondamentalement inhospitalière, l’enfance de leurs deux fillettes et leur désir de grandir. On apprend enfin comment leur drame intime a marqué les destins d’autres personnages, qui ne font qu’effleurer l’intrigue et qui pourtant lui donnent une épaisseur, une émotion particulière. La tragédie familiale initiale n’est qu’un prétexte à une exploration, par le biais des trois personnages principaux, des mécanismes de l’amour, de la mémoire, de la violence et de la culpabilité.
« Tout cet amour, tous ces sentiments, toute cette peine, accrochés à rien, à un chaos redoutable, insaisissable. La future perte de son esprit devient le nouveau fondement de sa vie ; il ressent déjà la perte des choses qu’il aime et se rend compte qu’il cherche un moyen, n’importe lequel, de les retenir. »
J’ai beaucoup aimé ce roman, même s’il m’a manqué quelque chose, comme si tout au long de ma lecture j’avais attendu, à l’image d’Ann, qu’il me fournisse des réponses sur la réalité de ce qui s’est produit un terrible jour d’août 1995. Le tour que semblait prendre le récit a prêté à un malentendu, et j’attendais un rebondissement dans l’intrigue, un élément nouveau qui fasse dévier le cours du récit et me surprenne totalement. En réalité, les choses suivent lentement leur cours, jusqu’à une fin qui, par là-même, m’a semblé quelque peu frustrante, comme si le roman m’avait privée d’une révélation.
Ma note (4 / 5)
Éditions Gallmeister, traduit par Simon Baril, 6 juin 2019, 384 pages
J’ai eu le même ressenti pour les mêmes raisons.
L’absence de révélation fait partie de ce qui m’a plu, comme si l’autrice parvenait à saisir cet insoutenable mystère humain, comme si elle nous invitait à nous laisser porter sans tout comprendre, encore moins ce que les héros eux-mêmes ne comprennent pas.