La Maison des Hollandais – Ann Patchett

« Il y a peu d’occasions dans la vie où il arrive qu’on fasse un bond, et que le passé qui avait été notre socle s’écroule, tandis que l’avenir sur lequel on voudrait atterrir n’est pas encore en place. Pendant un moment on demeure suspendu, sans rien connaître, ni personne, pas même soi. »

D’Ann Patchett, j’avais lu et aimé Orange amère, et le moins que l’on puisse dire, c’est que la romancière aime s’attarder sur les familles dysfonctionnelles, les disséquant jusqu’à l’os avec une finesse et une précision exceptionnelles. Dans son dernier roman, La Maison des Hollandais, il s’agit à nouveau d’une famille recomposée : après le départ de leur mère, Danny et sa soeur Maeve se retrouvent seuls avec un père distant et froid, dans une immense maison à l’architecture quelque peu excentrique et imprégnée des souvenirs de ses anciens propriétaires hollandais, dont les portraits jalonnent les murs. Maeve, bien plus âgée que son frère, prend alors les rênes de la maisonnée, avec l’aide de fidèles et affectueuses domestiques, Sandy et Jocelyn. À elles trois, elles forment une figure maternelle rêvée pour Danny, choyé et heureux. Mais cette harmonie fragile vacille le jour où leur père épouse Andrea, une femme qui semble bien plus intéressée par la vie de faste au sein de la célèbre maison que par ses habitants. Immédiatement les choses vont de mal en pis, jusqu’au drame qui signera la fin de l’insouciance et de la vie telle que les deux enfants l’ont connue. Devenus adultes et encore plus inséparables que jamais, frère et soeur ont pris l’habitude de venir observer la Maison des Hollandais, ressassant les souffrances du passé.

« Je n’avais jamais de temps pour moi à l’époque, et je refusais de passer le peu que j’avais de disponible assis en face de cette fichue maison, pourtant c’est toujours là qu’on échouait : comme les hirondelles, comme les saumons, on était les esclaves impuissants de nos schémas migratoires. »

C’est le roman de l’impossible deuil et de l’inaccessible pardon. Partant de l’enfance, le roman suit nos deux héros jusqu’à l’âge adulte, nous donnant à voir leur évolution, leur cheminement dans l’existence. Bien que chacun trace sa propre route, ils demeurent l’un pour l’autre un point d’ancrage, et semblent ne jamais parvenir à abandonner ce qui a précisément rendu leur relation si forte : leur perte, la nostalgie pour un passé qu’ils jugeaient idyllique dans cette fameuse maison, leur malheur qu’ils attribuent entièrement à leur belle-mère. Il y a quelque chose d’infiniment touchant dans le lien qui unit Maeve et Danny, alors qu’ils oscillent en permanence entre la résilience qui leur permet de tout affronter ; et une incapacité évidente à laisser le passé derrière eux. Tout au long du roman, alors que les années s’égrènent, on se demande s’ils arriveront un jour à refermer les plaies de leur enfance : l’abandon, le deuil, le dénuement, la pauvreté. Comment ont bien pu se construire ces deux enfants en manque d’affection et de repères parentaux ? La réponse est évidente en ce qui concerne Danny : c’est Maeve qui l’a porté à bout de bras, mais qui dans le même temps a fait de lui l’instrument de sa vengeance. Danny étant précisément notre narrateur, j’ai regretté par moments que les sentiments de la jeune fille, puis de la femme, ne soient pas davantage explorés dans le roman. Elle n’est vue et racontée qu’au travers des yeux de son frère, laissant une impression de portrait inachevé, comme si son existence s’était brutalement arrêté dans l’enfance pour se mettre entièrement au service de l’accomplissement de Danny.

« Je me suis immobilisé. Sans même prendre la peine de faire non de la tête, j’ai juste reposé la question, la question centrale de mon existence que je n’avais jamais posée. ‘Pourquoi ma mère est partie?' ».

J’ai beaucoup aimé cette lecture, malgré des longueurs et une anarchie chronologique qui donne l’impression que l’histoire est racontée dans tous les sens, surtout dans la première partie où les allers-retours entre enfance et âge adulte sont les plus brutaux. Ann Patchett a un talent incontestable pour autopsier la famille, dans toute sa complexité et ses traumatismes. Elle est par ailleurs une conteuse hors pair, nous entrainant sur les traces d’un Hansel et d’une Gretel aux prises avec une marâtre digne des contes de fées. Comme dans Orange amère, j’ai par ailleurs beaucoup aimé ses réflexions profondes sur les causes et les conséquences : à quel moment le destin change-t-il ? Tout est-il irrémédiable, ou bien une seule petite décision suffit-elle à transformer le cours de l’existence ?

Ma note 4 out of 5 stars (4 / 5)

Éditions Actes Sud, traduit par Hélène Frappat, janvier 2021, 320 pages

6 commentaires sur “La Maison des Hollandais – Ann Patchett

  1. J’ai lu les trois derniers romans d’Ann Patchett, et je trouve que cette romancière se bonifie avec les années: le personnage de Danny, le narrateur, pris dans l’écheveau de ses loyautés, est très touchant. Je n’ai pas souffert du manque que tu décèles dans le traitement de celui de Maeve, dont les secrets amoureux la rendent encore plus émouvante elle aussi. Et que dire de Norma, la fille d’Andréa ?
    Je vois que j’ai surtout aimé les enfants, dans cette famille… Ah les dernières cigarettes du frère et de la soeur dans la voiture ! Merci pour ta chronique en tout cas !

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