La passe dangereuse – Somerset Maugham

De son titre original The Painted Veil, ce roman de Somerset Maugham est aujourd’hui considéré comme un classique, et il a été adapté au cinéma pas moins de trois fois. J’avais pour ma part vu la version de 2006, et j’avoue avoir eu bien du mal au début de ma lecture à mettre de côté mes souvenirs d’Edward Norton et Naomi Watts dans les rôles principaux. Impression qui s’est assez vite dissipée puisque les libertés prises par le réalisateur donnent au film une direction radicalement différente du roman, préférant le romantisme à l’implacabilité des ressorts psychologiques déployés par l’auteur.

« Pourquoi, aux peines qui les accablent pendant leur courte vie, les hommes ajoutent-ils encore de vains sujets de tristesse ? »

L’immersion se fait dès les premières lignes, brutales : Kitty est surprise dans les bras de son amant, Charlie Townsend, par son mari, Walter, un éminent bactériologiste. Leur mariage est un fiasco, leurs personnalités ne pouvant être plus dissemblables : Kitty est frivole et superficielle alors que Walter est rigide et réfléchi. Il était tombé éperdument amoureux d’elle lors de l’un de ses passages à Londres, et elle avait accepté sa demande en mariage par dépit, n’ayant toujours pas trouvé de fiancé à l’âge redouté de 25 ans. Leur installation à Hong-Kong, où Walter dispense ses talents, n’a fait que renforcer le fossé qui les sépare : lui est fou d’elle, et elle le méprise. La révélation de l’adultère vient tout changer, et Walter place Kitty face à un choix : soit il lui accorde le divorce et la précipite dans le scandale, soit elle l’accompagne en Chine intérieure où une épidémie de choléra fait rage. Quel peut bien être son dessein ? La tuer ? Un double suicide ?

« Je savais que vous m’aviez épousé par raison. Cela m’étais égal, je vous aimais tant! La plupart des êtes se sentent lésés quand ils aiment sans réciprocité. Ils en nourrissent de l’amertume et de l’aigreur. Ce n’était pas mon cas. Je n’ai jamais espéré être aimé de vous. Comment m’y serais-je attendu? Je ne me suis jamais trouvé séduisant. J’étais reconnaissant d’être autorisé à vous aimer. »

Bien qu’elle ne soit pas narratrice, les réflexions ne se font que du point de vue de Kitty, et jamais nous ne connaîtrons le fond des pensées de Walter, qui ne sont qu’imaginées, devinées, quoique souvent incomprises, par sa femme. L’auteur, dans un style magnifique et d’une précision remarquable, sans aucune fioriture inutile, s’attache à démêler les méandres psychologiques de ce couple atypique. Les descriptions, rares mais essentielles, sont à couper le souffle, déployant sous nos yeux la Chine sous domination coloniale britannique. Une Chine où l’on recréait une société d’entre-soi britannique, sans se préoccuper le moins du monde de la culture locale, jugée arriérée. De petite fille gâtée et sotte, Kitty, à l’épreuve de la mort, de la maladie, de la pauvreté, ou encore du choc des cultures, va lentement se métamorphoser, et accéder à une certaine connaissance de la vie, et d’elle-même. Pour finir, les personnages secondaires viennent enrichir considérablement ce roman déjà superbe : Waddington, le commissaire des douanes d’une perspicacité redoutable qui va prendre Kitty sous son ailes ; les soeurs françaises du couvent où Walter officie comme médecin, modèles vivants pour une Kitty désemparée ; et même une princesse Mandchourie mystérieuse.

« Les larmes inondaient les joues de Kitty, et elle regardait, les mains jointes, haletante, les lèvres entrouvertes. Jamais elle ne s’était senti le cœur plus léger, il lui semblait que son âme s’évadait de la matière et que son enveloppe charnelle demeurait sur la terre.
Elle découvrait la beauté. »

Bien que l’atmosphère du roman soit radicalement différente de celle, magique, qui entourait le film, je dois dire que j’ai été très agréablement surprise par la finesse de ce portrait psychologique. Amour, haine, orgueil, honte, pitié, cruauté, vie et mort. C’est d’une profondeur inouïe, le sublime s’entremêlant au tragique. Somerset Maugham ne recourt pas à l’empathie pour nous attacher Kitty, mais nous offre les clés d’une compréhension intime de la nature humaine et des mystères de l’existence ; c’est bouleversant.

Ma note 4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

 

 

 

Éditions 10/18, traduit par E.R. Blanchet, 1er mars 2007, 192 pages

 

 

4 commentaires sur “La passe dangereuse – Somerset Maugham

  1. Bonjour, j’ai lu ce roman suite à votre critique, merci beaucoup pour cette découverte, cela se lit tout seul, le sujet est original et profond, l’écriture est moderne pour un roman des années 20, une très bonne surprise, avez vous lu d’autres livres du même auteur à recommander ? 🙂

    1. Je suis ravie qu’il vous ait plu ! Je ne pourrais pas vraiment vous conseiller, c’est le premier roman que je lis de cet auteur, mais je crois que Le fil du rasoir est son roman le plus populaire

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